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C’était, de toute évidence, en totale rupture avec leurs habitudes. Il y eut un long silence stupéfait durant lequel les gardes posèrent, sur lui d’abord, puis l’un sur l’autre, des yeux ronds. Pour finir, l’un des hommes disparut tandis que celui qui avait parlé s’éclaircissait la gorge.

— Heu… dites voir ? Vous n’avez pas la fièvre ?N’avez-vous pas attrapé la Maladie ?

Gordon fit non de la tête.

— Non, je ne suis pas malade. J’ai simplement faim et je suis rompu. Et aussi furieux qu’on m’ait tiré dessus. Mais il sera toujours temps de régler cette question lorsque je me serai acquitté de la mission dont je suis chargé.

Cette fois, la voix du chef des gardes se lézarda sous l’effet de l’ébahissement le plus total.

— Vous acquitter de… Mais, bon sang, mec, qu’est-ce que vous êtes en train de nous raconter ?

Des pas précipités retentirent de nouveau sur le chemin de ronde. D’autres hommes apparurent, suivis par une petite troupe de femmes et d’enfants qui se penchèrent par-dessus le parapet, de part et d’autre du portail. On n’était pas à cheval sur la discipline à Oakridge et il était probable que le tyran local et ses acolytes avaient les choses en main depuis longtemps.

Gordon répéta son message. Il le fit avec lenteur et fermeté, usant de sa plus belle voix de Polonius.

— J’exige de parler avec vos supérieurs. Vous mettez ma patience à l’épreuve en me maintenant hors vos murs, et je puis vous assurer que cela sera consigné dans mon rapport. Maintenant, qu’on aille chercher quelqu’un qui puisse prendre sur lui d’ouvrir ces portes !

La foule grossit jusqu’à ce que la palissade fût totalement couronnée d’une guirlande serrée de silhouettes sombres. Ils avaient tous les yeux fixés sur Gordon lorsqu’un nouveau groupe, également équipé de lanternes, apparut sur la droite au-dessus du portail. Les badauds qui s’étaient massés sur cette partie du chemin de ronde s’écartèrent aussitôt pour leur laisser l’accès au parapet.

— Écoutez-moi bien, solitaire… (le chef des gardes s’était manifestement repris)… m’est avis que ce que vous cherchez c’est une balle dans la peau. Nous n’avons d’« affaire officielle » avec personne qui soit extérieur à cette vallée… et cela depuis des années, depuis que nous avons rompu toute relation avec les cocos qui tenaient Blakeville. Vous vous fourrez le doigt dans l’œil si vous croyez que je vais aller déranger le maire parce qu’un dingue de votre espèce…

Il se retourna et resta bouche bée en découvrant le groupe de notables qui arrivait à sa hauteur.

— Monsieur le maire… balbutia-t-il. Je suis désolé pour ce vacarme mais…

— Je n’étais pas loin, de toute façon. J’ai entendu des cris. Que se passe-t-il, ici ?

Le garde fit un geste d’impuissance.

— Il y a là, dehors, un type qui débite des foutaises comme je n’en ai pas entendu depuis les années de démence. Il doit être au stade délirant de quelque maladie, à moins que ce ne soit l’un de ces timbrés qui traversent la région de temps à autre.

— Je m’en occupe.

Dans l’obscurité croissante, une nouvelle silhouette se pencha par-dessus le parapet.

— Je suis le maire d’Oakridge, annonça une voix. Je tiens à vous préciser tout de suite qu’ici nous ne croyons pas à la charité. Toutefois, si vous êtes le type qui a trouvé ces petites merveilles cet après-midi et qui en a gracieusement fait don à mes gars, je dois admettre que nous vous devons quelque chose. Je vais donc vous faire descendre un repas chaud. Et une couverture. Vous pourrez dormir ici, sur le bord de la route. Demain matin, cependant, il vous faudra être parti. Nous n’avons pas la moindre envie d’être contaminés ; or, d’après mes gardes, vous délirez.

Gordon sourit.

— Votre générosité m’impressionne, monsieur le maire. Toutefois, je suis venu de trop loin dans l’accomplissement de cette mission officielle pour pouvoir accepter de m’en retourner comme ça. Tout d’abord, je dois savoir si Oakridge a des installations hertziennes ou à fibre optique encore en état de fonctionner.

Le silence qu’engendra son coq-à-l’âne se révéla long et pesant. Gordon se représentait très bien la stupéfaction du maire. Le patron de la ville finit par répondre :

— Voilà dix ans que nous n’avons plus de radio. Depuis cette époque, plus rien ne marche. Pourquoi me demandez-vous ça ? Qu’est-ce que ça peut avoir à voir avec…

— C’est un scandale. Je sais bien que, depuis la guerre, les ondes sont sacrément brouillées… improvisa Gordon… avec toute cette radioactivité, c’est normal. Mais j’espérais quand même pouvoir me servir de votre émetteur pour faire mon rapport à mes supérieurs.

Il avait dit cela avec aplomb. Cette fois, ce ne fut pas un silence mais une vague de chuchotements interdits qui courut tout le long du parapet. Gordon se doutait qu’à présent toute la population de la ville se trouvait sur le chemin de ronde. Il espérait que la palissade était bien assise, n’ayant nullement l’intention de pénétrer dans Oakridge à la manière de Josué.

C’était une tout autre légende qu’il avait en tête.

— Qu’on m’amène une lanterne ! ordonna le maire. Non, pas celle-là, crétin ! L’autre, avec le réflecteur ! Ouais, c’est ça ! Maintenant, qu’on me la braque sur cet homme. Je veux le voir !

Un gros phare reconverti apparut au-dessus du portail et, dans le vacarme d’une bousculade sur le perchoir, la lumière éblouit Gordon. Il s’y était attendu et réprima le réflexe de se protéger les yeux ; il ne cligna pas. Il rectifia la position de sa sacoche et présenta son uniforme sous le meilleur angle, celui où la casquette du facteur avec sa plaque étincelante était mise en valeur par la façon crâne dont il l’avait inclinée sur l’oreille.

Le murmure de la foule s’enfla.

— Monsieur le maire, lança-t-il, ma patience a des limites. Je vais déjà devoir vous demander des explications sur le comportement de vos hommes à mon égard cet après-midi. Ne m’obligez pas à faire usage de mon autorité d’une manière que nous aurions tous deux lieu de regretter. Vous êtes sur le point de perdre votre privilège de pouvoir communiquer avec le reste de la nation.

Le maire dansa rapidement d’un pied sur l’autre.

— Communiquer ? Nation ? Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? Il n’y a rien d’autre que la commune populaire Blakeville, les trois ou quatre familles de culs bénis qui s’accrochent à Culp Creek et, au-delà, le diable seul sait quelles bandes de sauvages !… Mais, bon sang, vous allez vous décider à me dire qui vous êtes !

Gordon porta deux doigts à la visière de sa casquette.

— Gordon Krantz, des Postes et Télécommunications des États-Unis d’Amérique. J’ai été désigné pour rétablir l’acheminement du courrier dans l’Idaho et dans la zone sud de l’Oregon. J’ai le grade d’inspecteur général en chef de la région.

Et dire que ça l’avait gêné de jouer les Pères Noël à Pine View ! Le dernier truc à propos de son titre d’« inspecteur fédéral » lui était venu aux lèvres sans même faire un détour par son esprit. Était-ce de l’inspiration ? Ou du simple culot ?

Bof, pendu pour pendu, autant l’être avec le beau rôle.

La foule était en grand tumulte. À plusieurs reprises, Gordon distingua les mots « là-bas », « inspecteur » et une bonne douzaine de fois celui de « postier ». Lorsque le maire beugla pour ramener le silence, l’effet fut loin d’être immédiat, et des chuchotements persistèrent çà et là.