Macklin voulait également tirer au clair certaines choses avec Gordon dans une atmosphère de tranquillité relative.
— Quelques-unes de vos espionnes de la Willamette ont survécu assez longtemps pour être interrogées, lui dit-il avec douceur. Celle qui est dans la pièce à côté ne s’est pas encore montrée très coopérative mais, avec les rapports que nous font parvenir nos forces d’invasion, le schéma général est assez clair. Je vous félicite, Gordon. C’était un bon plan. Dommage qu’il n’ait pas marché.
— Bordel de merde, Macklin ! Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez.
Il se sentait la langue si épaisse qu’il avait du mal à prononcer chaque mot.
— Vous comprenez très bien ce que je veux dire. Je le lis dans vos yeux. Vous n’avez plus de raison de garder le secret ni, d’ailleurs, de vous faire plus longtemps du souci pour vos braves petites soldâtes. Le côté particulièrement retors de leur assaut nous fait déplorer quelques pertes. Beaucoup moins toutefois que vous ne l’espériez : je suis prêt à en faire le pari. Cela dit, toutes vos « éclaireuses de la Willamette » sont mortes ou dans les chaînes à l’heure qu’il est. Encore une fois, je vous adresse toutes mes félicitations pour cette manœuvre d’une incontestable valeur tactique.
— Salopard, gronda Gordon dont le cœur cognait dans la poitrine. Vous n’avez pas à m’en attribuer le mérite ! C’était leur idée ! Je n’étais même pas au courant de ce qu’elles projetaient de faire !
Pour la deuxième fois depuis qu’ils se connaissaient, Gordon vit la surprise s’inscrire sur le visage de Macklin.
— Voyez-vous ça ! dit enfin le chef barbare. Des féministes ! De nos jours, et dans les circonstances présentes ! Il semble, mon cher inspecteur, que nous arrivions juste à temps pour sauver les malheureuses populations de la Willamette !
Un sourire réapparut sur son visage.
Sa suffisance était plus une Gordon pouvait supporter ; il fit la première réponse qui lui passait par la tête pour tenter de refroidir son ennemi :
— Vous n’aurez jamais cette victoire, Macklin ! Vous pouvez brûler Corvallis, ne laisser que des ruines de chaque village, et même réduire Cyclope en pièces, vous n’empêcherez pas les gens de vous résister !
En attendant, ce fut le sourire de Macklin qui résista. Le général émit un son dubitatif et secoua la tête.
— Vous nous croyez nés de la dernière pluie ? Cher ami, comment pensez-vous que les Normands aient réussi à se faire obéir des fiers Saxons qui leur étaient, pourtant, supérieurs en nombre ? À quelle arme secrète ont eu recours les Romains pour mater les Gaulois ? Êtes-vous romantique au point de sous-estimer le pouvoir de la terreur ? Et même… (Macklin se rassit et reprit son occupation.) Vous semblez oublier que nous ne resterons pas longtemps des étrangers. Nous recruterons parmi les vôtres. D’innombrables jeunes gens comprendront, j’en suis sûr, l’avantage à être un seigneur plutôt qu’un serf. À la différence de la noblesse du Moyen Âge, j’ajouterai que nos féo-dalistes modernes estiment que tout membre du sexe fort a le droit de combattre pour acquérir sa première boucle. C’est là l’authentique démocratie, mon cher. Celle vers laquelle l’Amérique se dirigeait avant la trahison constitutionnelle. Mes propres fils doivent tuer pour devenir holnistes ; et s’ils en sont incapables, qu’ils grattent la poussière pour assurer l’entretien de ceux qui n’ont pas montré leur faiblesse. Oui, nous ferons des adeptes. Et beaucoup, croyez-le ! Avec le taux de croissance démographique étonnant que vous enregistrez dans le Nord, nous serons à même – en moins d’une décennie, peut-être – de constituer une armée comme n’en a pas connu le monde depuis que la civilisation de Franklinstein s’est effondrée sous le poids de sa propre hypocrisie.
— Et qu’est-ce qui vous permet de croire que vos autres ennemis vous la laisseront, cette décennie ? grinça Gordon. Vous imaginez que les Californiens vous laisseront vous reposer assez longtemps sur vos lauriers pour que vous puissiez panser vos plaies et lever une armée invincible ?
Macklin haussa les épaules.
— Vous parlez sans savoir, mon jeune ami. Une fois que nous aurons quitté la Rogue, cette lâche confédération méridionale se dissoudra d’elle-même et nous oubliera. Et si, d’aventure, ils oubliaient leurs perpétuelles et mesquines querelles pour s’unir, ces « Californiens » dont vous me rebattez les oreilles ne seraient pas capables de nous atteindre dans notre nouveau royaume avant une génération. D’ici là, nous serons prêts à contre-attaquer. D’autant – et c’est là le plus drôle de l’histoire – qu’ils seraient obligés, s’ils voulaient nous poursuivre, de passer par les terres de votre ami du mont Pain de Sucre. (Il éclata de rire en voyant l’expression que venait de prendre le visage de Gordon.) Vous pensiez que nous n’étions pas au courant de votre dernière mission ? Voyons, monsieur Krantz, pour quel autre motif aurais-je donné l’ordre d’intercepter votre détachement et de vous amener à mon Q. G. d’Agness ? Je n’ignore rien de la tactique du châtelain de la Camas. Il refuse toute aide hors du couloir qui relie Roseburg à l’océan. Fantastique, n’est-ce pas ? Le « Rempart des Callahans », le célèbre George Powhatan, se cantonnera dans sa vallée et, ce faisant, protégera notre flanc pendant que nous consoliderons notre position au nord… jusqu’à ce que nous soyons fin prêts pour la grande campagne. (Un sourire pensif erra sur les lèvres du général.) J’ai souvent regretté de n’avoir jamais pu mettre la main sur Powhatan. Chaque fois que nous nous sommes trouvés face à face, il a toujours réussi à me glisser entre les doigts pour aller commettre ses sales coups sur un autre front. Mais c’est aussi bien, finalement ! Il dispose d’une dizaine d’années encore pour s’occuper de sa ferme pendant que nous prenons le reste de l’Oregon. Ensuite, ce sera son tour d’y passer. Monsieur l’inspecteur, je suis sûr que vous ne me contredirez pas si j’affirme qu’il mérite ce qui lui tombera alors sur le coin du nez.
Il n’existait pas d’autre réponse que le silence. Macklin frappa Gordon de son bâton juste assez fort pour lui imprimer une nouvelle rotation de quelques tours. Le résultat fut que Gordon ne parvint pas à cadrer l’entrée du magasin lorsque les mocassins de Shawn apparurent sur le seuil.
— Bill et moi, on a fouillé tout c’versant d’montagne, mon général. On a relevé les mêmes traces que précédemment sur le bord de la rivière. J’suis sûr que c’est celles de ce putain d’nègre qui a égorgé nos sentinelles.
Ce putain de nègre…
Phil ? se demanda aussitôt Gordon.
Macklin éclata de rire.
— Voyons, Shawn, Nathan Holn n’était pas raciste et nous ne saurions l’être. J’ai toujours regretté que les minorités ethniques aient tant pâti des émeutes et du chaos de l’après-guerre. Dans leurs rangs, même les forts n’ont pas eu l’occasion de montrer leur valeur. Prends l’exemple de ce soldat noir qui rôde autour de nous : il s’est débrouillé pour trancher la gorge à trois de nos hommes. Voilà ce que j’appelle du cran. Il ferait une recrue de premier ordre.
Ni la rotation ni l’inversion de son champ de vision n’empêchèrent Gordon de remarquer la tête de Shawn. L’« accru » ne se risqua toutefois pas à exprimer à haute voix son désaccord avec Macklin qui poursuivit, comme si de rien n’était :
— Dommage, nous n’avons pas le temps de prolonger cette intéressante partie. Va, Shawn. Élimine-le.
Dans un tourbillon d’air déplacé, le colossal vétéran fut dehors, sans un mot… et presque sans un bruit.
— Sincèrement, j’aurais préféré pouvoir prévenir d’une manière ou d’une autre votre éclaireur, dit Macklin à Gordon sur le ton de la confidence. L’inégalité du combat serait moins scandaleuse si votre homme pouvait se douter du caractère… inhabituel de l’adversaire qu’il va devoir affronter. (Une fois de plus, il éclata de rire.) Hélas, par les temps qui courent, il ne fait pas bon se montrer fair-play.