… Qui va prendre sous sa responsabilité… scintillèrent les braises dans l’âtre.
— Tu es mort, Cyclope. Vous êtes tous morts ! Foutez-moi la paix !
Gordon ferma les yeux pour leur échapper.
Et là, dans le noir, il rencontra un dernier fantôme autrement plus coriace. Celui dont il s’était servi sans vergogne et qui, pareillement, s’était servi de lui.
C’était une nation. Un monde.
Des visages qui naissaient et s’effaçaient sur l’écran de ses paupières avec la même lenteur que les formes entoptiques et les phosphènes… des millions de visages, trahis et dévastés, mais où se lisait encore la volonté de combattre…… pour des États-Unis Restaurés... pour un monde restauré... pour une chimère… mais de celles qui, obstinément, refusaient de mourir… pour une chimère qui ne pouvait mourir, il le savait, tant qu’il serait lui-même en vie.
Était-ce là le motif pour lequel il avait si longtemps menti ? se demanda-t-il, abasourdi. Pour lequel il s’était embarqué dans ce conte de fées à tiroirs ? Parce qu’ils correspondaient à un besoin pour lui ? Parce qu’il ne pouvait s’en passer ?
Oui, sans eux, je me serais couché dans un coin et j’aurais attendu la mort.
Étrangement, il n’avait jamais vu les choses sous cet angle auparavant, avec une netteté si frappante. Dans ses ténèbres intérieures, son rêve brillait, même s’il n’avait d’existence en nul autre point de l’univers… Il scintillait comme une diatomée, comme une particule phosphorescente en suspension dans un océan d’encre.
Et il se tenait debout devant cette étincelle. Il eut l’impression de la prendre dans sa main ; il était étonné par ses feux. La gemme grossit. Et, dans ses facettes, il vit se multiplier les hommes et les femmes, et les générations.
Un avenir prit forme dans son esprit, l’enveloppa, pénétra dans son cœur.
Lorsque Gordon rouvrit les yeux, il était étendu sur la poutre sans le moindre souvenir de la façon dont il y était arrivé. Incrédule, il s’assit et cilla. Une lumière spectrale semblait rayonner à partir de lui, dans toutes les directions, traversant les murs fissurés du bâtiment en ruine comme s’ils appartenaient eux-mêmes au rêve et que l’étrange rayonnement fût la réalité. Il se répandait tout autour, ignorant tout obstacle, et, l’espace d’un instant, il eut la sensation qu’il verrait à jamais les choses dans cette lumière.
Puis, aussi mystérieusement qu’elle était venue, l’énergie lumineuse s’évanouit ; elle parut refluer, se résorber, dans cette étrange source qui s’était ouverte en lui. Elle laissa dans son sillage les sensations physiques, la réalité de l’épuisement et de la douleur.
De ses doigts tremblants, Gordon s’obstina sur les nœuds autour de ses chevilles. Il se sentait les pieds de bois, ce qui lui rendait la tâche difficile. Enfin, il parvint à desserrer les nœuds de la corde et les picotements de la circulation sanguine rétablie furent comme le déferlement, sous sa peau, d’un million d’insectes déchaînés.
Les fantômes n’étaient plus là. Son public au grand complet s’était dissous en même temps que l’étrange rayonnement dont il n’avait pu percer la nature. Gordon se demanda s’il en reverrait jamais les personnages.
Il se libérait du dernier lien lorsqu’il entendit des coups de feu au loin ; les premiers depuis que Macklin était parti en le laissant seul. Peut-être fallait-il y voir le signe que Phil Bokuto n’était pas encore mort. En silence, il souhaita bonne chance à son ami.
Puis il se plaqua sur la poutre. Dans l’arrière-boutique des pas s’approchaient. La porte s’ouvrit avec lenteur et Charles Bezoar fixa la pièce vide et la corde qui pendait. La panique le saisit et il sortit son automatique en s’avançant à pas prudents.
Gordon eût préféré attendre que l’homme arrivât à l’aplomb de la poutre, mais Charles Bezoar était loin d’être un imbécile. Soupçonneux, il leva les yeux…
Gordon bondit. La gueule du canon de 45 fut sur lui et cracha sa flamme à l’instant même où son pied la heurtait.
Dans le chaos qui suivit, Gordon n’eut aucune idée de la direction dans laquelle était partie la balle ni de l’identité du propriétaire de l’os qui avait craqué si fort au moment du choc. Ils roulèrent tous deux sur le plancher boueux et Gordon se concentra sur l’urgence à s’emparer du pistolet.
—… tuerai ! gronda le holniste.
Il tenait son arme baissée sur le visage de Gordon qui eut tout juste le temps de se déporter sur le côté avant qu’une nouvelle déflagration explosât à son oreille. Il sentit sur son cou le picotement de la poudre incandescente.
— Arrête de bouger ! poursuivit Bezoar sur le ton de celui qui a l’habitude d’être obéi. Laisse-moi simplement…
Arc-bouté contre son adversaire, Gordon tenait sa main crispée sur le poignet de l’homme qui tenait l’arme. Dans un sursaut, il la vit redescendre vers lui ; son poing droit remonta comme une flèche jusqu’au menton de Bezoar. L’arrière du crâne du colonel survivaliste heurta durement le plancher. Le 45 tira deux balles dans le mur.
Puis Bezoar ne bougea plus.
Gordon éprouva une douleur violente dans la main. Il se releva lentement, avec d’infinies précautions, enregistrant dans une conscience encore crépusculaire qu’il s’était probablement cassé une côte. Son corps avait, en outre, subi plus d’un dommage.
— Faut pas causer quand on se bat, dit-il à l’homme étendu devant lui sans connaissance. C’est une mauvaise habitude.
Marcie et Heather jaillirent de la réserve ; elles se précipitèrent sur Bezoar pour le dépouiller de ses couteaux. Gordon faillit les empêcher d’accomplir ce qu’elles s’apprêtaient à faire mais il se ravisa et se dirigea à pas chancelants vers la porte du fond.
Dans l’arrière-boutique, il faisait encore plus sombre que dans la première pièce mais, lorsque ses yeux se furent habitués, il discerna une frêle silhouette étendue sur une couverture sale dans l’angle opposé. Une main se leva dans sa direction et un filet de voix se fit entendre :
— Gordon, je savais que tu finirais par arriver… C’est bête, n’est-ce pas ? On dirait… oui… un conte de fées… le prince charmant… c’est comme ça… je ne sais pas pourquoi… je savais…
Il s’agenouilla près de la mourante. On avait tenté de nettoyer et de panser au mieux ses plaies mais ses cheveux nattés et ses vêtements maculés de sang dissimulaient sans doute d’autres blessures qu’il préférait ne pas voir.
— Oh, Dena ! fit-il dans un souffle, tandis qu’il détournait la fête et fermait les yeux.
Il sentit la main de la jeune femme prendre la sienne.
— Nous leur avons causé bien du désagrément, chéri, reprit la petite voix. Mes éclaireuses et moi… Par endroits, on a même réussi à prendre certains de ces salopards avec le pantalon aux chevilles ! Ça…
Dena fut obligée de s’interrompre. Une quinte de toux la fit se courber en deux. Un filet de salive jaunâtre apparut au coin de ses lèvres.
— Ne te fatigue pas à parler, lui dit Gordon. Nous allons trouver un moyen de te sortir d’ici.
Dena s’agrippa à sa chemise en loques.
— Je ne sais comment c’est arrivé ; ils ont percé notre plan à jour… Plus d’une fois sur deux, ils ont été prévenus avant même que nous ayons eu la possibilité de frapper… Peut-être une des filles est-elle tombée amoureuse de son violeur… comme c’est arrivé à Hypermnestre dans la légende… (Elle secoua la tête, incrédule.) Il nous arrivait de craindre cette éventualité : tante Susan nous avait prévenues que, dans le temps, de pareilles choses se produisaient parfois…