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Stephen Fry

Le faiseur d’histoire

À Ben, William, George, Charlie, Bill et Rebecca, et au présent.

Livre 1

Faire le café

Cela débute par un rêve…

Elle débute par un rêve. Cette histoire, qui peut commencer partout et nulle part, comme un cercle, débute pour moi – et, après tout, cette histoire est la mienne, et celle de personne d’autre, ne pourrait jamais être l’histoire d’un autre que moi – elle débute par un rêve que j’ai fait une nuit, en mai.

Un de ces rêves extravagants. Jane y figurait, raide et amidonnée comme une serviette de table d’hôtel. Il se trouvait là, lui aussi. Je ne l’ai pas reconnu, bien entendu. À l’époque je le connaissais à peine. Tout juste un petit vieux qu’on salue d’un signe de tête dans la rue, ou à qui on sourit en franchissant une porte de bibliothèque obligeamment retenue. Le rêve le rajeunissait, le transformait, d’un vieux mollusque barbu marqué de taches de vieillesse en barman à la Mack Sennett avec des moustaches noires en croc, pendant sur un visage rendu lugubre, long et blême par la malnutrition.

Son vrai visage, d’ailleurs. Ce que j’ignorais, à l’époque.

Dans ce rêve, il se trouvait au labo avec Jane : le labo de Jane, bien entendu – le rêve n’était pas assez prophétique pour prédire les dimensions du sien, que j’ai seulement connu par la suite – enfin, en supposant le rêve prophétique, ce que rien ne prouve. Si vous me suivez.

Ça ne va pas être facile.

Enfin, bref, elle regardait dans un microscope et il la pelotait par derrière. Il la caressait entre les cuisses sous la longue blouse blanche. Elle n’y prêtait aucun attention, mais j’ai été scandalisé, scandalisé quand le doux ziip des mains frottant contre le nylon s’est arrêté, que j’ai su que ses doigts avaient atteint tout en haut des longues cuisses l’endroit où s’arrêtait le bas et où commençait la chair chaude et intime – une chair chaude et intime qui m’appartenait.

« Laissez-la tranquille ! » ai-je lancé depuis un poste invisible de metteur en scène, derrière, pour ainsi dire, la caméra du rêve.

Il a levé la tête vers moi avec des yeux tristes, qui m’ont retenu, comme ils le font toujours, dans leur faisceau bleu. Ou comme ils l’ont toujours fait par la suite, parce que, dans ma vie réelle et éveillée, je n’avais pas jusque-là échangé un seul mot avec lui.

« Wachet auf », dit-il.

Et j’obéis.

La lumière puissante d’un matin de mai blanchissant le crème sale de rideaux moches que nous projetions depuis des mois de changer.

« Bonjour, mon bébé, murmure-je. Ma mère parlait toujours de rêves de fromage. Je viens de faire un Double Gloucester… »

Mais elle n’est pas là. Jane, je veux dire ; pas ma mère. Ma mère non plus n’est pas là, ceci dit. Certainement pas. Ce n’est absolument pas une histoire de ce genre.

La moitié du lit de Jane est froide. Je tends l’oreille pour capter le chuintement de la douche ou le choc des tasses de thé qu’on cogne par maladresse sur l’égouttoir. En dehors de son travail, dans tous ses gestes, Jane est maladroite. Elle a coutume de détourner la tête de ses mains, comme une élève infirmière impressionnable qui retire un appendice à nu. La main qui tient une cigarette allumée, par exemple, peut très bien se tendre à gauche vers un cendrier tandis que Jane regarde à droite, pour écraser son mégot contre une soucoupe, un livre, une nappe, une assiette de nourriture. J’ai toujours éprouvé une puissante attirance pour les femmes mal coordonnées, les femmes myopes, longues, gauches et embarrassées.

Voilà, je commence à me réveiller. Les dernières particules du rêve se dissipent et je suis prêt pour le mystère de la réinvention matinale de ma personne. Je fixe le plafond et me remémore ce que je dois me remémorer.

Pour l’instant, nous allons me laisser étendu là, en train de me ré-assembler. Je ne sais pas vraiment si je raconte cette histoire par le bon bout. Je l’ai déjà dit, elle ressemble à un cercle qu’on peut aborder par tous les points. Comme un cercle, également, on ne peut l’aborder par aucun.

L’histoire est mon métier.

Quelle entrée en matière… L’histoire n’est pas du tout mon métier. J’ai quand même réussi à ne pas décrire l’histoire comme mon gagne-pain et pour ça, j’estime, je peux me décerner quelques bons points. J’éprouve vis-à-vis de l’histoire de la passion, une vocation. Ou, pour faire preuve d’une candeur plus douloureuse, elle représente mon champ de moindre incompétence. C’est ce que je fais, à l’heure actuelle. Avec de la patience et de la discipline, j’aurais choisi la littérature. Mais si je peux lire Middlemarch et La Dunciade ou, je ne sais pas, moi, Julian Barnes ou Jay McInnerney, avec autant de plaisir que n’importe qui, il me manque également une petite zone du cerveau, ce lobe supplémentaire que les étudiants en littérature possèdent naturellement, cette bosse qui les dote du détachement et du cran nécessaires pour parler de livres (de textes, diraient-ils) comme d’autres débattent de la composition d’un traité ou de la structure d’une cellule. Je me souviens comment en classe nous lisions ensemble une ode de Keats, un sonnet shakespearien ou un chapitre de La Ferme des animaux. Je sentais un fourmillement dans mon corps ; j’en aurais fondu en larmes, rien qu’à cause des mots, du simple enchaînement des sons. Mais dès qu’il s’agissait de rédiger cette chose qu’on appelle un essai, je pataugeais et je bredouillais. Je n’ai jamais découvert par où l’on devait commencer. Où trouve-t-on assez de recul et de froideur pour parler dans un style approuvé par les institutions académiques de choses qui vous font tourner la tête, vaciller et pleurer ?

Je me souviens de cette enfant dans un roman de Dickens, Les Temps difficiles, je crois, la fillette qui avait grandi parmi des forains, en passant son temps auprès des chevaux, à les soigner, les nourrir, les dresser et les aimer. Dans une scène, Gradring (il s’agit bien des Temps difficiles, je viens de vérifier) fait visiter son école à quelqu’un et demande à la fillette la définition de cheval et, bien sûr, la pauvrette sèche totalement, elle reste plantée là à bafouiller, à chercher et à regarder en vain devant elle comme une neuneu.

« Écolière numéro vingt, incapable de définir un cheval », déclare Gradring en se tournant avec un grand sourire dédaigneux vers la petite fouine qui sait tout, Bitzer, un gamin des rues sûr de lui qui, de toute sa vie, n’a sans doute jamais osé flatter un cheval et adore leur jeter des pierres, ça ne m’étonnerait pas. Ce petit avorton se lève avec un sourire comblé et déclare tout de go : « Quadrupède granivore. Quarante dents… », et ainsi de suite, sous de folles acclamations et l’admiration générale.

« Maintenant, écolière numéro vingt, vous saurez ce qu’est un cheval », conclut Gradring.

Hé bien, à chaque fois qu’on m’a demandé à l’école d’écrire un essai avec un titre comme : « Le Prélude de Wordsworth : l’égotisme sans le sublime. Discutez », j’avais l’impression, en récupérant ma copie notée d’un 3, d’un 4 ou je ne sais quoi, d’être moi-même cet amoureux des chevaux qui bredouille, tandis que le reste de la classe, avec des 12 et des 15, réunissait les avortons de perroquets, les je-sais-tout qui avaient perdu leur âme. Pour écrire sur les livres, les poèmes et les pièces on devait ne pas s’y intéresser, pas réellement. Branlette d’écolier hystérique, évidemment, une attitude uniquement composée d’égocentrisme, de vanité et de lâcheté. Mais ô combien profondément ressentie. Durant tout le temps que j’ai passé à l’école, j’ai eu cette conviction, que les « études littéraires » se résumaient à une série d’autopsies exécutées par des techniciens sans âme ; pire que des autopsies : des biopsies. De la vivisection. Aux films aussi, que j’adore plus que tout au monde, plus que la vie même ; on inflige ça aux films, de nos jours. Actuellement, on ne peut plus parler de films sans méthodologie. Dès qu’ils commencent à donner des cours, vous savez que le domaine est mort. L’histoire, ai-je découvert, m’offrait un terrain plus sûr : je n’aimais pas Raspoutine ou Talleyrand, Charles-Quint ou le Kaiser Guillaume. Qui le pourrait ? Un historien a l’agréable luxe de pouvoir indiquer, de la sécurité de son bureau, à quel endroit Napoléon a déconné, comment on aurait pu éviter telle révolution, renverser tel dictateur ou remporter telles batailles. J’ai découvert que je pouvais être merveilleusement dépassionné sur l’histoire, où, par définition, tout le monde est vraiment mort. Jusqu’à un certain point. Ce qui nous ramène à la narration de cette histoire.