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« Michael Young.

— Michael Young », répéta-t-il, étonné encore une fois. « Et vous êtes diplômé ? Ici ? Dans ce collège ? » J’opinai et il leva les yeux vers les nuages qui couvraient le soleil derrière moi. « Je ne vois pas bien votre figure, dit-il.

— Oh, dis-je. Pardon. » Je me déplaçai pour qu’il puisse mieux me voir.

Absolument surréaliste. Mais qui était-ce donc ? Un chirurgien esthétique ? Un portraitiste ? Qu’est-ce que ma figure avait à voir là-dedans ?

« Non, non. Les lunettes de soleil. » En infléchissant la fin des mots, « soleil », allemand sans aucun doute, peut-être un peu du sud ou de l’est.

Je retirai les Ray-Bans, ce qui me rendit encore plus timide et nous restâmes là à nous dévisager. Enfin, lui, il regardait et moi, je lui jetais de petits coups d’œil par-dessous mes cils, comme une jeune Lady Di.

Il portait une barbe et était vieux, comme je l’ai dit. Un visage ridé et usé, mais difficile à dater avec exactitude. Les universitaires ne vieillissent pas de la même façon que le reste des gens. Certains conservent une peau surnaturellement lisse et juvénile même en étant septuagénaires, le type d’Alan Bennett, jeune et blond, celui, je le supposai, selon lequel je mûrirais. D’autres décatissent prématurément et se mettent à regarder par-dessus leurs lunettes, à cligner des yeux et à se voûter comme de petites taupes bien avant quarante ans. Cet homme m’évoquait la photo de… du chef Joseph, c’est ça ? Ou de Geronimo ? Un de ces deux-là. Une tête de W. H. Auden sexagénaire, en tout cas. Ce qui me rappela à son tour ce qu’avait déclaré David Hockney en apercevant pour la première fois Auden vieux : « Bon sang, si son visage ressemble à ça, comment a-t-il le scrotum ? » Le vieil homme devant moi, à en juger par les crevasses et fissures de son front, devait avoir un genre de chou-fleur en suspension dans le pantalon. La barbe, blanche aux racines, se graduait, si on peut ainsi employer ce mot, vers un gris moyen aux bouts raides et fourchus.

Je ne sais pas bien ce qu’il a vu en me regardant : vingt-quatre ans, tous mes cheveux et pas un poil sur la figure, et oui, merde, d’accord, une casquette de base-ball. Ce qu’il a vu a suffi, en tout cas, pour pousser sa main droite à émerger pour serrer la mienne.

« Leo Zuckermann, dit-il.

— Le professeur Zuckermann ? » J’y crois pas. Lui, en chair et en os.

« Je suis professeur, oui.

— Oh. Bon. J’ai quelque chose pour vous, en fait. » Le colis de Seligmanns Verlag gisait à terre, retourné. J’époussetai un peu de saleté et le lui tendis. « Ça se trouvait dans ma boîte aux lettres, qui est placée au-dessus de la vôtre. La vôtre débordait, alors je…

— Ah, oui. Xenakis, Young, Zuckermann. X, Y, Z. » Il prononça zi au lieu de zéde, ce qui cadrait avec le balancement légèrement américanisé de son accent. « Je vous demande vraiment pardon. Je néglige de façon lamentable l’entretien de ma boîte à lettres.

— Ne vous inquiétez pas. Très bien.

— Pas votre unique exemplaire, j’espère ? dit-il en désignant d’un geste le fatras dans mon cartable. Tout sauvegardé sur ordinateur, certainement ?

— Oui. Mais c’est quand même contrariant.

— Le châtiment de Dieu.

— Pardon ?

— Pour prendre avec si mauvaise grâce le rejet. » Il tendit le doigt, en souriant, vers le capot de la Clio et son message d’amour.

« Ouais, lui dis-je. Puéril. »

Il me considéra avec un regard intense. « Vous, je le suppose, vous êtes un homme de café.

— Un homme de café ?

— À votre façon de danser et de sauter en l’air quand vous êtes énervé. Un homme de café. Je suis un homme de chocolat chaud. Aimeriez-vous venir visiter mon appartement bientôt ? Pour prendre un café ?

— Un café ? D’accord. Heu… Ouais. Pourquoi pas ? Bien sûr. Merci. Certainement. Parfait. » Ne réussissant à éviter qu’Excellent et Volontiers dans l’absurde litanie des politesses anglaises de Grande-Bretagne.

« Quel jour ? Quelle heure ? Je suis libre tout l’après-midi aujourd’hui.

— Euh… Oh, cet après-midi ? Aujourd’hui ? Certainement ! Oui. Volontiers. Ce serait parfait. Je… Il faut que j’aille imprimer tout ça de nouveau, mais…

— Alors, nous disons quoi ? Vers quatre heures trente ?

— Ça me paraît très bien, merci. Et merci pour m’avoir aidé avec le… vous savez. Merci.

— Je crois que vous m’avez sans doute assez remercié.

— Quoi ? Oh… Oui. Pardon.

— Tshish ! » dit-il.

Enfin, le bruit ressemblait à tshish, et voulait indiquer, je suppose, l’amusement d’un étranger face à cette maladie anglaise de ne plus pouvoir, une fois lancé, arrêter remerciements et excuses.

Nous nous éloignâmes à reculons l’un de l’autre, comme font les universitaires.

« Quatre heures et demie, alors, lui dis-je.

— Hawthorn Tree Court, indiqua-t-il. 2A.

— D’accord, dis-je. Merci. Je veux dire, pardon. Excellent. Cool. »

Faire l’amour

Des plumes, des pattes et de la fourrure

Klara, couchée sous lui, pensait à des pâquerettes. À des pâquerettes, des campanules, des perce-neige, du foin, au chœur de Mondsee à la messe de Pâques, à n’importe quoi, n’importe quoi sauf à la puanteur, au poids et aux éructations du Bâtard qui se vautrait sur elle.

Ses deux épouses précédentes avaient dû arriver à supporter ça, tout comme elles avaient réussi à lui donner des bébés qui avaient vécu. Peut-être que ce sera la bonne, pensa-t-elle. Cette fois-ci. Pas comme cette pauvre Frieda Braun qui avait fait une fausse-couche cet après-midi même, après avoir tiré de l’eau à la pompe de la citerne, reniflé cette abominable puanteur et vu un torrent d’asticots se déverser dans son seau. Pauvre Frieda. Et maintenant, on avait vidé la citerne et ils devaient emprunter de l’eau aux gens de l’autre côté de la rue, comme des paysans. Pauvre Frieda. Elle aurait tellement voulu avoir un enfant, elle aussi.

Une petite fille, pria Klara. Une gentille petite fille, Lilli, à qui elle enseignerait en secret à aimer les montagnes et les champs et à détester les villes haïssables et étouffantes. Le Bâtard avait annoncé ce soir qu’il avait l’intention d’installer sous peu la famille à Linz. Linz, une ville énorme en comparaison avec Braunau. Linz, qui évoquait pour Klara l’idée de plumes, de pattes et de fourrure. Les plumes sur les chapeaux des femmes, les plumes d’autruche bleu vif dans des vases, dans les couloirs au carrelage coloré, les plumes en éventail sur des vitraux au-dessus des portes d’entrée et les plumes des oiseaux empaillés sous des globes transparents sur les buffets de chêne noir dans les salles à manger. Des plumes, des pattes et de la fourrure. Des pattes de daim serties de pierres précieuses en guise de broches. Des fourrures de renard autour du cou de femmes bossues comme des douairières ; pas seulement la fourrure du renard, mais l’animal au complet, la bête entière : les pattes, la tête, les yeux, les dents, la mâchoire en V exposée en un sourire, la totalité de la bête aplatie et séchée comme de la morue salée, comme du papier qu’on ne pourrait déchirer.

Ils déplacent la campagne à la ville, songea-t-elle. Ils tuent les animaux pour les porter en vêtements, les conserver sous des globes de verre ou les écorcher pour les transformer en escarpins vernis et en valises brunes. Aux chevaux, ils font tracter des autobus toute leur vie à travers les villes avant de les faire bouillir pour fabriquer de la colle ou de les écorcher pour en tirer du rembourrage de canapés et des archets de violons. On jette les arbres dans des hauts-fourneaux pour actionner les machines et surchauffer les maisons ou on les sculpte en bouquets de feuilles de chêne, avec glands, noix et ronces, pour tout teindre ensuite, sombre, lugubre et mort. On dessèche et on teint les fleurs pour les arranger sur les pianos en bouquets, sur des carrés de soie frangée. La clarté même de la vaste campagne est plaquée à l’huile sur des toiles, sous forme de sombres montagnes d’orage, de caverneux ravins dans la brume et de lourds tumultes de nuages, pour les accrocher ensuite aux murs de corridors sinistres, éclairés par de tristes becs de gaz chuintants pour infliger aux enfants la terreur permanente du monde extérieur à la ville. Comment peut-on supporter la ville ? Du sang, du fer et du gaz. Des pâquerettes. Pense aux pâquerettes. Mais on donne des pâquerettes aux oies. Aux oies, aux poules, chair de poule. La chair qui frissonne et se hérisse au contact moite de l’homme.