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Ceci dit, pensai-je encore une fois en tournant pour quitter la route et me dissimuler pour la quatrième fois avec mon vélo derrière un arbre, peut-être Hubbard et Brown disposent-ils de tout un équipement de vision infrarouge et n’y a-t-il aucune différence, noir ou pas.

Je patientai quinze minutes derrière l’arbre avant de pousser de nouveau le vélo sur la route et de reprendre mon chemin vers le sud.

West Windsor ne se trouvait qu’à un kilomètre et demi de Princeton, à peu près, mais Steve et moi avions pensé que je devrais compter quatre heures pour le trajet. Pour garantir la sécurité.

Je me penchai pour négocier un virage et vis enfin ce que je cherchais : un tournant sur la gauche vers le lac.

Quelque part sur une autre route, espérais-je avec ferveur, Leo entreprenait le même genre de voyage prudent, avec Steve à bonne distance derrière lui.

À moins que Leo ne soit assis à la table en érable ciré, sous le Discours de Gettysburg dans son cadre, en train de discuter avec Hubbard et Brown de sa drôle de matinée avec le mystérieux Anglais qui avait les mêmes empreintes digitales que Michael D Young, mais savait des choses que n’aurait pas dû connaître Michael D Young.

Si tel était le cas, cela voulait dire qu’ils avaient également dû attraper Steve, parce que mon comPad n’avait plus sonné depuis trois heures. Pas d’alertes, pas de changement de plan.

Je m’apercevais maintenant, bien trop tard, qu’il aurait été beaucoup plus commode de demander à Steve de me biper toutes les heures à l’heure ronde quoiqu’il arrive, juste pour que je sache que tout se passait bien. Je me maudis de ne pas y avoir pensé. Le silence du comPad ne me renseignait sur rien du tout. J’envisageai de l’appeler, rien que pour me tranquilliser, puis choisis de n’en rien faire ; quand on décide d’un plan, on doit s’y tenir. Peut-être se trouvait-il à un endroit où un bip soudain attirerait l’attention sur lui à un moment catastrophique. Je ne comprenais pas assez la technologie de ces comPads pour savoir si l’on pouvait éteindre les bippers, ou localiser leurs appels. Peut-être, compris-je, était-ce pour cette raison que Steve n’avait pas suggéré de communiquer régulièrement entre nous, d’ailleurs, parce que quelqu’un à l’écoute pourrait repérer nos positions. Pour ce que j’en savais, Hubbard et Brown pourraient nous situer grâce à une fourgonnette de pistage à la minute où nous emploierions nos comPads.

Je me demandai si Leo saurait faire face à ce genre de situation. Il avait réussi à s’éclipser de sa conférence à Venise pour atteindre le consulat américain. Cela sous-entendait un certain cran.

J’avais pensé à l’avertir de la présence de Steve. « Un ami à moi surveillera vos arrières. Il sera habillé en rouge. » Une fois que Leo arriverait au lac, Steve se manifesterait pour le guider jusqu’à moi. Tel était le plan.

Mais en supposant que Hubbard ou un de ses hommes, par une horrible coïncidence, porte lui aussi du rouge ?

Supposer, supposer, toujours supposer. N’importe quoi pouvait se passer. Inutile de m’en préoccuper. Mon rôle se bornait à exécuter ma partie du plan et à espérer que tout irait bien.

La sueur qui me couvrait attirait les moustiques et les moucherons qui infestaient par bandes les abords du lac, comme des voyous postés au coin d’une rue. J’avais désormais mis pied à terre et je poussais mon vélo le long d’un sentier étroit qui longeait le lac sur la rive nord. De l’autre côté de l’eau, j’entendais la circulation sur l’Autoroute Un, deux kilomètres au sud, et au centre du lac un huit de pointe filait à une vitesse incroyable, les aboiements du barreur me parvenant nettement sur la surface que rien ne troublait.

Un brusque mouvement dans les fourrés sur ma gauche me cloua sur place. Je restai immobile, mon cœur se mettant à palpiter dans ma poitrine comme un oiseau pris au piège.

Soudain, un rat, gros comme une loutre, sa fourrure trempée par striures, bondit sur le sentier devant moi, manquant de se cogner à ma roue avant toute neuve de chez Cyclorama. Je poussai aussitôt un cri involontaire d’horreur et de peur, et le rat complètement paniqué dérapa et fila comme une voiture de rallye qui aurait perdu le contrôle, manifestement beaucoup plus terrifié que moi. Il effectua deux tonneaux, se remit sur pattes et replongea dans les taillis, des feuilles, des brindilles et des cailloux collés à son dos comme des totems à la robe de mariée d’une épouse mexicaine.

« Des rats, déclarai-je avec la voix d’Indiana Jones. Je déteste les rats. »

J’en vis et j’en entendis d’autres en me pressant vers le point de rendez-vous.

Mais ce n’étaient peut-être pas des rats. Des marmottes, voire des spermophiles ? Ceci dit, je ne savais vraiment pas à quoi ça correspondait. Je ne connaissais ces mots qu’à travers les films de Bill Murray, Un jour sans fin et Caddyshack. La marmotte et le spermophile étaient-ils un seul animal ? Il existait encore une autre espèce de rongeur américain, non ? Le ragondin. Et si c’était des ragondins ? Ou même des opossums ?

Peu importe. J’avais ces petits fumiers en horreur et je progressai avec le plus de bruit possible, simplement pour les avertir de ma présence.

Au bout de vingt minutes supplémentaires, j’arrivai enfin à un point où le sentier bifurquait. Sur la droite, il serpentait selon une boucle qui suivait la berge du lac ; sur la gauche, il entrait dans le territoire des rats, des spermophiles, des ragondins, des opossums et des marmottes. En me claquant la nuque comme un véritable explorateur de la jungle, j’empruntai la branche de gauche.

Au bout de deux cents mètres, après avoir lutté pour traverser un rideau de verdure, je vis apparaître une clairière. Je repérai un grand bouleau argenté et à côté, l’énorme souche d’arbre couverte de lichen dont Steve m’avait parlé. C’est sur elle que je m’assis, fumant avec industrie pour tenir moustiques et moucherons à distance.

Il flottait dans le coin une puanteur épouvantable, bien plus grave que les relents croupis de marécages caractéristiques des berges. Je sentis mon cœur remonter dans ma gorge. Quand je dis cœur, comprenez déjeuner. La fumée de cigarette n’aidait en rien, ni pour chasser les insectes ni pour couvrir l’abominable remugle. Je me remis debout, au bord de l’asphyxie. Lorsque je m’éloignai, la situation commença à s’améliorer. L’odeur paraissait localisée.

Sortant un mouchoir que je me plaquai sur le nez et la bouche, je me rapprochai de la souche où continuait de tournoyer un entonnoir de moucherons. Je jetai un coup d’œil par-dessus la souche et vomis sur-le-champ.

Dans les hautes herbes nichait un couple de rats morts, serrés ensemble, les yeux clos comme des enfants qui dorment, la fourrure grouillant de petits asticots blancs qui se tortillaient, pas plus gros que des virgules. La soupe de vomi qui les accompagnait désormais, supposai-je en m’essuyant la bouche, constituerait un nouveau mets de choix pour la vie des bestioles malveillantes qui semblaient propriétaires de cette région des bois.

Je m’adossai à l’arbre le plus éloigné de la souche que je pus trouver, et je méditai sur l’ignominie de la Nature.

Des cloques rouges et brûlantes avaient commencé à éclore sur ma nuque et mes mains. Ce n’étaient pas des piqûres d’insectes, mais plutôt un genre de réaction allergique. Enfant, je souffrais d’une forme bénigne de rhume des foins. Je croyais avoir dépassé ce problème, mais ici dehors, la riche densité de vie lacustre, de pollens, de lichens, de rats, de bestioles, d’herbes, de semences et de spores, semblait exhaler un nuage toxique d’allergènes contre lesquels ma peau et mes poumons se rebellaient. Je sentis ma poitrine se serrer, réduisant mon souffle à un chuintement, et mes yeux, je le savais, gonflaient comme des guimauves.