J’allumai une autre cigarette. Impossible d’inhaler, à cause de l’asthme, mais la stérilité synthétique de son poison lisse et urbain me réconfortait. Je regrettai de ne pas avoir apporté un tapis. Ni en laine ni en coton, rien de naturel ou d’organique, juste une sale carpette vulgaire en nylon ou en polyester. Elle aurait constitué un radeau de civilisation au sein de ces Sargasses grouillantes.
Nerveux, je devenais nerveux, visiblement. Je consultai ma montre.
L’heure approchait, elle était très proche. Dans cinq minutes à peu près, j’allais savoir si Leo avait eu confiance. Je saurais si… OH, PUTAIN, J’AI LES JAMBES QUI BRÛLENT !
Qu’est-ce que j’avais fait ? Mis le feu à cet arbre à la con avec ma putain de cigarette ?
Je me flanquai des claques sur les jambes en hurlant de douleur.
Il n’y avait ni flammes ni panache de fumée. Le temps que mes yeux se soient assez éclaircis de leurs larmes pour me permettre de voir, il apparut clairement que ce n’était pas du feu qui me brûlait les jambes.
Seulement des fourmis.
Des centaines de ces saloperies. Des milliers. Au-dessous du genou, on aurait dit que je portais des chaussettes longues en fourmis, au maillage particulièrement serré.
Je tentai avec frénésie de m’en débarrasser, hurlant et donnant des coups de pieds, gigotant comme un taureau pris de folie.
Le contact d’une main humaine sur mon épaule tandis que je m’éloignais de l’arbre en dansant, faillit me faire totalement perdre la raison.
Poussant un cri prodigieux, je flanquai un coup de poing en arrière, par-dessus mon épaule. Il ne rencontra que le vide, ce qui, tous comptes faits, valait mieux.
« Mikey, qu’est-ce qui ne va pas ? »
Le simple son de la voix douce et posée de Steve contribua à me calmer.
« Des fourmis », dis-je avec un couinement, en tournant et en lui tombant dans les bras. « Les fourmis, les rats, les moustiques. Tout. Oh, Steve, pourquoi as-tu choisi cet endroit, bordel ? »
Il me repoussa avec douceur. Par-dessus son épaule, je vis le visage affolé de Leo qui me considérait avec alarme.
« Des fourmis de feu, dit Steve en essayant de retenir l’amusement dans sa voix. Désolé, j’aurais dû te mettre en garde, je vois ça.
— Des fourmis de feu ? dis-je. Elles sont venimeuses ?
— Elles piquent un peu, c’est tout. Viens, assieds-toi. Je vais t’enlever ce qu’il reste.
— Un peu ? Elles piquent un peu ? »
Steve débarrassa mes tibias du reste de fourmis. « En fait, elles sont futées, les bestioles. Leur technique consiste à te grimper sur la jambe, mais sans rien faire dans un premier temps. Elles attendent le signal de leur chef, et là, elles piquent toutes d’un coup, en un front uni. Tu vois, si la première te piquait dès son arrivée sur place, tu la sentirais et tu chasserais le reste avant que les autres aient eu une chance de se régaler aussi. Vraiment futé. Faut reconnaître ça à l’évolution. J’ai apporté du matériel. On dirait que tu as également rencontré du lierre vénéneux.
— Du lierre vénéneux ?
— Oui », dit-il en commençant à étaler du gel froid sur mes jambes, mon cou et mes bras. « Une saleté, non ?
— Désolé », dis-je à Leo, tandis que celui-ci s’approchait avec nervosité, en clignant des yeux comme un hibou. « Vous devez me prendre pour un hystérique. Simplement, je n’ai pas l’habitude de la campagne américaine. Je voyais plutôt ça comme dans Rebecca du Ruisseau Ensoleillé{Classique américain de la littérature pour enfants, de Kate Wiggin (1903) (N.d.T.).}. Je n’imaginais pas que ça s’approchait davantage du cœur des ténèbres de la forêt tropicale amazonienne. Au temps pour moi. »
Leo regarda autour de lui avec inquiétude, comme s’il s’interrogeait lui aussi sur les horreurs tapies dans ces bois. La remarque suivante de Steve n’aida guère.
« Espérons qu’il n’y a pas de tiques dans le coin.
— Des tiques ? m’exclamai-je devant cette nouvelle horreur en train de poindre. C’est quoi, encore, les tiques ?
— Tu ne veux pas le savoir, vieux. Fais-moi confiance là-dessus.
— Oh, bon Dieu », dis-je en gémissant.
Steve reboucha le tube de lotion en revissant le couvercle et me claqua avec bonhomie la cuisse comme un infirmier sans façons. « Bon. Ça va mieux ? »
Le gel m’avait quelque peu apaisé, mais j’avais encore l’impression de brûler.
« Un peu. » Inutile de me plaindre. Trop de choses à faire. Je me remis péniblement debout. « L’important, c’est que vous soyez ici.
— Bien sûr, que nous sommes ici, fit Steve.
— Et on ne vous a pas suivis ? »
Leo secoua énergiquement la tête. « Pas suivis, assura-t-il.
— Ça s’est très bien passé », pépia Steve qui, avec sa chemise et son short rouge vif, évoquait un apprenti de Méphistophélès en vacances au bord de la mer.
« Et maintenant, peut-être, dit Leo, vous avez l’amabilité de me dire ce que tout ceci signifie ? Qui vous êtes. Pourquoi vous arrangez cette rencontre. Comment il se fait que vous savez tellement de choses sur moi ?
— Je vais tout vous expliquer, monsieur, dis-je. Promis. Mais d’abord, il faut que je sache quelque chose sur vous. Sur votre travail. Il faut que je vous demande de confirmer une supposition. »
Il y avait un détail de mon plan que je n’avais pas réglé. Je comptais sur Leo pour avoir une idée, je crois. Sans doute aurait-ce été le cas. Ce fut toutefois avec un plaisir énorme, alors que la nuit tombait et que nous allions nous séparer pour rentrer chacun de son côté à Princeton, que je poussai un cri sous le coup de l’inspiration qui me frappait de son baiser troublant.
« Oh, merde, encore des fourmis de feu ? s’inquiéta Steve.
— Non, répondis-je. Pas des fourmis. Je viens d’avoir une idée. Je suppose qu’aucun de vous n’a un récipient quelconque ?
— Comme ça ? » Steve leva son sac en nylon bleu.
« Ben, je ne voudrais pas l’abimer. Quelque chose d’un peu plus petit suffirait. Un sac à commissions, plutôt. Un sac en plastique, peut-être. Ou une boîte.
— J’ai beaucoup de sacs et de boîtes à la maison, proposa Leo.
— Malheureusement, ça n’ira pas. J’ai besoin de quelque chose tout de suite, ici.
— Pourquoi ça ?
— Hé, lança Steve qui fourrageait dans son sac en nylon. Et ça ? »
Il tendait une boîte argentée qui avait la moitié de la taille d’une boîte à chaussures.
— C’est parfait, lui assurai-je. C’est quoi, ce truc ?
— J’y range mes objectifs et mes filtres. »
Il ouvrit le couvercle pour me montrer.
« Hum », dis-je, moins convaincu. « L’espace intérieur est divisé.
— Les cloisons s’enlèvent, assura Steve. Tu vois ? »
Steve retira les objectifs et les filtres, avant de sortir les parois.
« Formidable. Absolument formidable. Mieux qu’un sac. Avec un peu de chance, elle devrait être pratiquement étanche. Bon, Steve, dis-je en lui posant ma main sur l’épaule. À ton avis, tu as l’estomac bien accroché ? »
Il plissa le front, perplexe. « Je crois, oui. Assez bien. Pourquoi ?
— Parfait, lui répondis-je. Derrière cette souche d’arbre, là-bas, tu vas trouver deux rats morts. Mais je te préviens, ils grouillent de vers et ils puent horriblement. »
Cinq heures plus tard, Steve et moi nous retrouvâmes devant la statue du Triomphe de la Science, pour attendre Leo.