« Il vient, non ? Je veux dire, il va venir ?
— Il a dit qu’il viendrait. Il viendra, assura Steve.
— Pourquoi es-tu si calme ? Comment fais-tu pour rester si calme, bordel ? Je ne suis pas calme, moi, je trépigne comme un pois sauteur. Mais toi… tu as gardé le contrôle toute la journée. Comment ça se fait ? Comment fais-tu pour rester calme ? Je ne le suis pas, moi. Pas du tout.
— J’aurais jamais deviné, fit Steve avec un sourire.
— Je veux dire, on court peut-être à la catastrophe. Tout pourrait recommencer. Je pourrais me réveiller au milieu d’une cellule de punition irakienne ou dans un goulag sibérien. Bon Dieu, mon destin sera peut-être de recommencer tout ça le restant de ma vie, comme le Hollandais volant ou Scott Bakula dans Code Quantum. Sans même l’avantage discutable d’avoir Dean Stockwell à mes côtés.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu racontes, me dit Steve, mais confiance, vieux. Le monde dans lequel tu t’éveilleras ne pourra pas être pire que celui-ci.
— Ah non ? répliquai-je. Je ne suis pas absolument convaincu que ce monde-ci est tellement pire que le mien.
— Si, d’après ce que tu m’as raconté.
— Oui, mais je ne t’ai pas parlé de Microsoft, de Rupert Murdoch, des intégristes et des gamins accros au crack et armés d’Uzi. Je ne t’ai pas parlé des tickets à gratter de la Loterie, de la maladie de la vache folle et du talk-show de Larry King. On devrait peut-être tout laisser tomber.
— Tu as juste le trac, voilà tout. Tu m’as parlé du politiquement correct et des quartiers gays en ville, du rock and roll, des films de Clinton Eastwood et des jeunes qui ne sont pas obligés d’appeler leur père monsieur, qui disent nique ta mère et sans déc’, mec et qui s’enfoncent à l’ecstasy dans les boîtes de danse. Je veux connaître ça, je veux être cool.
— C’est défoncer et pas enfoncer, en fait.
— Peu importe. Je veux porter des vêtements bizarres et me laisser pousser les cheveux sans recevoir une amende du collège ni devoir m’engueuler avec mes parents. Pour faire tout ça ici, il faut vivre dans un ghetto, et la police vient t’arrêter et te harasser.
— Et c’est harceler. Harceler, pas harasser. Et j’ai l’impression que je t’ai donné une fausse idée de mon monde. Je veux dire, ce n’est pas non plus la fête tous les jours, tu sais. L’ecstasy est illégale et les gens n’emploient pas l’expression nique ta mère devant leurs parents. Enfin, pas les Blancs de classe moyenne, en tout cas.
— Ah ouais ? Bon, donne-moi l’occasion de me faire une idée, d’accord ? Laisse-moi la possibilité d’employer ces mots et de vivre cette vie, d’accord ? Au départ, c’est toi qui m’as privé de ce droit.
— Hum, dis-je avec scepticisme. Je me demande simplement si…
— D’ailleurs, m’interrompit-il, on ne parle que du présent. Tu oublies l’histoire. Tu crois que nous pouvons oublier ça ?
— Ça va, ça va ! coupai-je. Je sais. Je suis en train de paniquer. Mais si quelque chose tournait mal ?
— Quelque chose a déjà mal tourné, non ? Nous allons tout remettre en ordre.
— Mais cette fois-ci, je pourrais me réveiller sans me souvenir de rien.
— Et alors ? Quelle différence ? Tu n’en sauras rien.
— Mais toi ? Imagine que tu te retrouves, avec ton ancienne conscience, dans un autre pays, avec un accent incongru, sans rien comprendre, comme moi ? Les gens vont te prendre pour un dingue. Bon Dieu, imagine, si c’est un pays dont tu ne parles même pas la langue ?
— C’est un risque que je vais devoir courir.
— Non, dis-je en le prenant par le bras. Bon sang, je suis content d’y avoir pensé. Ce que tu dois faire, c’est ne pas te trouver dans la pièce. Nulle part près de l’événement quand il se produira. De cette façon, ce qui m’est arrivé ne t’arrivera pas.
— Merde, Mikey ! Ne dis pas ça ! On fait tout ça ensemble.
— Pas question, Steve. Tu dois…
— Pourquoi vous faites tellement de bruit ! » Leo sortit du noir comme une apparition, parlant dans un chuintement furieux. « Vous voulez que tout le monde à Princeton sache que nous sommes ici ?
— Mikey dit que je ne peux pas entrer avec vous », protesta Steve, geignant comme un enfant à qui on refuse une friandise. « Dites-lui que si. »
J’expliquai à Leo mon raisonnement.
Il y réfléchit avec soin avant de répondre. « Je crois que Mikey a raison, dit-il enfin. Si vous êtes pris dans l’horizon des événements et que vous conservez cette identité, cela peut rendre votre vie très difficile par la suite. Nous ne pouvons pas courir ce risque.
— Mais.
— Non. Je crois qu’il vaut mieux que vous nous aidiez en partant seul, décida Leo. Vous nous avez déjà beaucoup rendu service. »
Il fallut dix minutes de discussions et de protestations pour convaincre Steve.
« Je regrette vraiment, dis-je tandis qu’il me tendait la boîte à objectifs argentée. Mais tu vois…
— Ouais, ouais, dit-il. Je vois. »
Je tendis la main. « Ne fais pas la tête, lui dis-je. Après tout, ça ne marchera peut-être pas. Si ça se trouve, dans deux heures, nous allons découvrir que ça ne pourra jamais marcher dans ce monde. Je suis peut-être coincé ici pour toujours. »
Il prit la main que je lui tendais. « Possible, dit-il. Mais plus probablement, je ne te reverrai plus jamais et…
— Et quoi ?
— Tu as été gentil avec moi, Mikey. Je sais, ce n’était que cela, de la gentillesse. Mais tu m’as rendu plus heureux durant deux jours que je ne l’avais jamais été. De toute ma vie. Peut-être plus heureux que je ne le serai jamais, dans aucun monde.
— Comment ça, c’est tout ce que c’était ? Ce n’était pas de la gentillesse. Je t’aime bien, Steve. Tu dois bien le savoir.
— Ouais, tu m’aimes bien. Mais, en Angleterre, tu auras une petite amie.
— Ça m’étonnerait. Je n’en ai jamais eu qu’une et elle m’a plaqué. Mais ici, quand tout sera rentré dans l’ordre, tu auras un copain. Des dizaines. Des centaines. Autant que tu pourras en vouloir. Plus même. Mignon comme tu es, faudra que tu les tiennes à distance…
— Oui, mais ce ne sera pas toi, si ?
— Messieurs, s’il vous plaît, intervint Leo qui avait écouté tout cela avec une impatience croissante. Il fait presque jour. On risque de nous voir. »
Steve me serra étroitement dans ses bras et disparut dans l’ombre.
« Il est très attaché à moi, expliquai-je à Leo.
— Mes lunettes, je n’en ai besoin que pour la lecture, répondit-il de façon un peu mystérieuse. Vous avez les rats ?
— Ouaip », dis-je en lui montrant la boîte.
Tandis qu’il tapait son code de sécurité sur le panneau à côté de la porte d’entrée, mes pensées revinrent à cette nuit, devant le New Cavendish Building, où j’avais filé sur mon vélo le rejoindre sous les étoiles de Cambridge, la poche remplie de petites pilules orange.
Il me guida en silence jusqu’aux ascenseurs dont le bourdonnement hoquetant paraissait résonner avec une force calamiteuse dans le silence de mort. Au deuxième étage, je le suivis dans un dédale de couloirs, jusqu’à ce que nous parvenions à une porte devant laquelle il s’arrêta.
« Comment diable avez-vous pu imaginer un nom comme Chester Franklin ? chuchotai-je en indiquant la plaque à son nom sur la porte.