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— L’idée venait de Hubbard », répondit-il tandis que la porte s’ouvrait avec un claquement.

Il faisait noir comme dans une cave, à l’intérieur. Je restai figé, sans oser bouger, en l’écoutant manipuler les stores. Enfin, il pressa un interrupteur et je pus regarder autour de moi.

Il m’indiqua un tabouret, tel un dompteur d’otaries. « Asseyez-vous, dit-il. S’il vous plaît, ne dites rien pour ne pas me faire perdre ma concentration. »

Je restai assis à l’observer dans un silence docile.

Il y avait un Tim, ou une machine assez semblable au Tim que j’avais connu. Mais il avait une coque blanche, avec une nuance de bleu œuf de canard. Cela pouvait venir d’un jeu des lumières au plafond, cependant, dont l’éclat semblait tout nimber d’une légère aura bleutée.

Pas de souris sur la machine, mais à la place, un joystick planté sur le côté, comme une sucette. L’écran était plus grand et il n’y avait aucun vestige de clavier. Au lieu de câbles Centronix et de mètres de spaghettis, des tuyaux en plastique transparent émergeaient à l’arrière, comme des tubes d’intraveineuse.

Une horrible pensée me frappa soudain et me dessécha la bouche.

Et si les Nazis avaient aboli le méridien de Greenwich ?

Leo ne m’avait pas demandé les coordonnées de Braunau, lorsque nous avions discuté dans les bois.

Sa première idée quatre ans plus tôt, comme je l’avais deviné, connaissant mon Leo, avait été de faire quelque chose pour détruire l’usine de son père à Auschwitz. Ensuite, il avait compris que cela pourrait ne pas suffire, et avait envisagé d’assassiner Rudolf Gloder. Il ne savait comment procéder, mais bien qu’opposé au meurtre par nature, il avait songé à expédier une bombe dans un des premiers congrès nazis. Il avait estimé que ce projet comportait trop d’impondérables, aussi chercha-t-il ensuite à transférer de l’eau de Braunau à Bayreuth pour empêcher Gloder de naître. Il trouvait l’ironie parfaite. Mais, problème, l’eau de Braunau n’existait plus. Du moins, si elle existait quelque part, il ne savait pas où et n’osait pas poser la question. Puis il apprit par un collègue universitaire à Cambridge qu’on travaillait à Princeton, en Amérique, sur la possibilité de produits contraceptifs. L’« éthique » proscrivait ce genre de recherches en Europe, une hypocrisie pleine d’ironie dont Leo n’avait jamais pu partager avec quiconque l’humour macabre. Et donc, toujours avec la même logique et la même détermination, Leo avait décidé de passer aux États-Unis. Il n’avait pas changé, aucun doute. Le même fardeau écrasant d’une culpabilité reçue en héritage, la même conviction fanatique qu’il pouvait et devait expier la culpabilité de son père.

Il avait néanmoins eu du mal, après son installation à Princeton, à poursuivre sa quête personnelle. Ici, les autorités gouvernementales croyaient qu’il travaillait à une arme quantique qui donnerait à l’Amérique une chance de remporter un dernier avantage décisif sur l’Europe. Dans un tel contexte, rien ne justifiait qu’il posât des questions sur les contraceptifs. Il s’attendait à trouver aux États-Unis une liberté de recherches refusée aux savants européens. Il s’était lourdement trompé. Si possible, la sécurité ici était plus intense qu’à Cambridge.

Et j’étais apparu. Maintenant, lui et moi nous préparions à créer un monde meilleur en assurant la vie et la prospérité d’Adolf Hitler.

L’idée des rats l’avait fait rire. Steve aussi avait ri. C’était tellement ridicule.

« Mais c’est logique, avais-je protesté. Que diriez-vous si vous tiriez de l’eau à la pompe un matin et qu’elle soit pleine de vers et de bouts de charogne, avec une odeur d’égout ? On viderait toute la citerne pour la désinfecter. Ça semble évident. »

Aucun d’eux n’avait pu trouver de meilleure suggestion et les rats avaient donc filé dans la boîte de Steve, leurs carcasses putréfiées tombant pratiquement en pièces quand Steve, suffoqué, les avait ramassées entre deux bouts de carton.

Leo avait retiré les cartons des mains de Steve pour terminer la besogne. De nous tous, c’était lui qui avait l’estomac le plus solide.

Je le regardais travailler, à présent : ses yeux bleus résolus parcourant sa création, ses longs doigts manipulant les interrupteurs, tout son corps fébrile tremblant presque sous la concentration intense de ses gestes.

Il parut sentir mon regard, car il leva les yeux vers moi.

« Ça se passe bien, chuchota-t-il.

— Pour Braunau, dis-je. Vous allez avoir besoin des coordonnées. J’ai peur que…

— Vous croyez que je ne les connais pas ?

— Quarante-sept degrés, treize minutes vingt-huit secondes nord, dix degrés, cinquante-deux minutes, trente-et-une secondes est. »

Il opina. « Vous avez une bonne mémoire. Vous voyez. Nous regardons là-bas, en ce moment.

— Je me souviens d’autre chose, dis-je. Vous m’avez un jour dit que dans cette vie, on était soit un rat, soit une souris. Les rats font du bien ou du mal en changeant les choses, et les souris, du bien ou du mal en ne faisant rien. »

Ses yeux se portèrent sur l’étui à objectifs argenté. « Tout à fait approprié, dit-il. Maintenant, si vous êtes prêt. Il est temps. »

Les tubes qui partaient du dos de la machine s’illuminèrent de pulsations de lumière rouge. L’écran tourbillonnait et éclatait de couleur.

« C’est ça ? demandai-je. Braunau ?

— 1er juin. Quatre heures du matin.

— Les couleurs ne sont plus les mêmes que la dernière fois.

— Elles ne signifient rien », répondit-il, de ce ton légèrement dédaigneux qu’emploient les savants avec les néophytes ignorants. « La représentation peut prendre toutes les couleurs que vous décidez de leur assigner.

— Et les lumières rouges dans les tubes, là ?

— Des données », dit-il, une note de surprise et d’inquiétude dans la voix. « Ce sont des données. Ce n’est pas ainsi que ça s’est passé avant ?

— Pratiquement pareil, lui dis-je pour le rassurer. Les fils qui sortent derrière sont différents, c’est tout.

— À quoi ressemblaient-ils ?

— Hé bien, ils n’étaient pas transparents, c’est tout. Les données circulaient dans des fils de cuivre.

— Des fils de cuivre ? » Il parut stupéfait. « Comme les anciens téléphones ? Mais c’est primitif.

— Ça a marché, non ? » dis-je, en me lançant de façon assez illogique à la défense de mon monde.

Il se retourna vers l’écran. « Est-ce que ça peut être si simple ? demanda-t-il. J’appuie simplement là et l’usine de mon père à Auschwitz n’a jamais existé ? » Son doigt caressait un petit bouton noir sous l’écran.

Je n’avais pas raconté à Leo que dans notre monde précédent son père avait aussi été à Auschwitz. J’ai pensé qu’il pourrait être déstabilisé s’il savait que, quoi qu’il fasse à l’histoire, le destin de son père semblait être de superviser une destruction bestiale des juifs.

Il se détourna de l’écran et tira de sa poche deux masques blancs. Il en attacha un sur son visage, passant les attaches sur ses oreilles, et me tendit l’autre. Je l’enfilai et de grandes vagues de menthol m’emplirent les narines et les poumons, me faisant venir les larmes aux yeux. Je vis qu’il pleurait aussi. Il refoula ses larmes et montra du doigt l’étui à objectifs.

Je défis le couvercle de la boîte, l’ouvris, déglutis avec énergie et regardai à l’intérieur.

Un énorme insecte battant des ailes, traînant ses pattes, s’envola et me cogna dans l’œil.

Je laissai retomber le couvercle en poussant un cri épouvanté.

« Silence ! chuinta Leo. Ce n’est pas un loup. »