Il me tendit deux morceaux de carton en fronçant les sourcils.
Je soulevai de nouveau le couvercle, écartant la tête de façon à esquiver d’autres bestioles volantes.
Il ne semblait plus y en avoir, là-dedans. Quelques puces peut-être, mais rien d’aussi substantiel que cette première bestiole horrible. Non, la plupart des créatures qui restaient dans cette boîte de Pandore étaient du genre visqueux. Elles s’étaient affairées au cours de ces dernières heures : se reproduisant et s’activant. Toute la boîte grouillait et vibrait de vie. Tout cela était trop visqueux et disloqué pour qu’on le soulève entre deux bouts de carton.
« Je crois… » dis-je, d’une voix que le masque rendait grave et étouffée. « Je crois qu’il vaut mieux que je la verse, pas vous ? »
Il regarda dans la boîte, hocha la tête en silence et me montra du doigt ce qui ressemblait à un grand bénitier. Je supposai que les fragments de rat putréfié devaient aller dans la partie supérieure, le bol ou le bassin. Partant du dessous, des tubes palpitant de données menaient au dos de la machine.
Leo me fit signe d’en finir ; je retins mon souffle et je vidai le contenu de la boîte dans le bassin.
Même à travers un masque imbibé de menthol, je pouvais sentir la force de la puanteur. Détournant les yeux, je tapai le bord de la boîte contre la margelle du bol et j’entendis le glissement gluant de la chair en décomposition se déversant sur le plastique du bassin du bénitier. Je jetai un coup d’œil rapide à la boîte et constatai qu’il en restait encore, collé dans les coins.
« Vous pourriez me passer quelque chose, pour racler le reste avec ? » demandai-je à Leo.
Il se leva, regarda rapidement autour de lui et prit une tasse à café sur une table dans un coin de la pièce.
Il me la donna et m’observa tandis que je grattais les bords et les coins.
« Tiens, tiens, tiens. Mais qu’est-ce que c’est, tout ce satané fourbi ? »
Je levai les yeux, horrifié. La tasse à café et l’étui à objectifs me tombèrent des mains et percutèrent le sol avec fracas.
Brown et Hubbard se tenaient sur le pas de la porte. Chacun avait une arme à la main.
« Bon, vous n’allez bouger ni l’un ni l’autre, annonça Brown en entrant dans la pièce. Je veux voir… putain de bon Dieu ! »
Ses mains volèrent vers sa bouche et il recula, suffoqué. Je vis du vomi suinter entre ses doigts.
L’odeur avait atteint Hubbard et je le vis tirer de sa poche un mouchoir. Je jetai un coup d’œil à Leo et le vis fixer le bouton noir au-dessous de l’écran, à dix mètres de nous. Les volutes de couleur continuaient à se dérouler sur l’écran. Tout était paré.
J’avançai d’un petit pas vers la gauche en direction de la machine.
« Oh, non, pas question, dit Hubbard en tendant le mouchoir à Brown. Pas un pas. » Il leva à hauteur de son épaule la main qui serrait l’arme, et la pointa droit sur ma tête.
Brown s’essuya la bouche et, plaquant toujours le mouchoir contre ses lèvres, nous foudroya d’un regard furibond rempli de méfiance. J’eus l’impression, je ne sais pas pourquoi, qu’il s’irritait davantage de son accès de grossièreté peu caractéristique que du fait d’avoir vomi. J’avais senti à notre première rencontre qu’il attachait beaucoup de prix à son image de cow-boy à la voix douce. Sans doute ses subordonnés le vénéraient-ils comme un superbe excentrique à la Gary Cooper. Jamais Gary Cooper n’avait dit « Putain de bon Dieu ! » Du moins, pas dans les films que j’avais vus.
« Je ne sais pas, dit-il à travers le mouchoir, sur quelles perversions de malades nous sommes tombés ici, mais je vous jure que j’ai l’intention de le découvrir. Restez bien en place où vous êtes, compris ? Ne prononcez pas un mot. Vous hochez la tête ou vous la secouez, rien d’autre. Compris ? »
Leo et moi hochâmes la tête à l’unisson.
« C’est bien. Maintenant. Vous avez d’autres masques comme ça dans cette pièce ? »
Leo hocha la tête.
« Où sont-ils ? »
Leo indiqua sa poche du doigt.
« Bon, très bien. Vous mettez la main dans la poche, gentiment, tout doux, et vous allez me les lancer, d’accord ? »
Leo secoua la tête et leva un doigt.
« Ça veut dire quoi, ça ? Vous voulez dire que vous n’avez qu’un de ces machins ? »
Leo hocha la tête. Il avait pensé, compris-je, à en prendre un pour Steve, s’attendant à ce qu’il se trouve avec nous à l’heure de notre triomphe.
« Flûte. Bon, tant pis. Jetez-moi ce masque, alors. »
Leo obtempéra. Hubbard l’attrapa au vol et le passa à Brown, qui lui tendit en échange le mouchoir couvert de vomi.
Hubbard considéra un moment cette offrande, avant de la balancer dans le couloir derrière lui.
Brown ajusta le masque sur son visage et entra complètement dans la pièce, le revolver à hauteur de la hanche.
« Assurez-vous de couvrir ces gars », dit-il par-dessus son épaule à Hubbard. Hubbard hocha vaguement la tête et s’appuya au chambranle de la porte. L’odeur commençait à l’affecter et il n’avait pas de mouchoir.
Son mouvement de côté révéla, accroupi derrière lui dans l’ombre de la porte d’en face, Steve.
Je déglutis sans oser regarder pour voir si Leo l’avait vu, lui aussi. Brown avançait lentement vers nous, ses yeux parcourant la salle d’un air soupçonneux.
Il était désormais assez près pour voir le bol de rats, d’asticots, de vermine et autres horreurs grouillantes.
« Sacré tonnerre ! s’exclama-t-il. Et qu’est-ce se passe ici exactement, bon sang de bois ? »
Je coulai un autre coup d’œil vers Hubbard, qui regardait Brown en essayant de ne pas respirer. Je laissai mes yeux dériver lentement vers Steve. Il me fixait, blême et effrayé. Je déglutis à nouveau et je parlai, aussi fort et clair que possible à travers le masque.
« C’est juste une expérience, dis-je.
— Hein ? Quoi ? demanda Brown. Une expérience ? Et de quel genre d’expérience ignoble, réprouvée de Dieu et païenne, il pourrait bien s’agir, mon gars ? Vas-y, réponds.
— Il suffit d’appuyer sur le bouton noir. Là, juste au-dessous de l’écran. Le bouton noir. Vous allez comprendre.
— Oh non, fiston. Ici, personne ne va appuyer sur des boutons tant que je n’aurai pas reçu d’explication. »
Je jetai un nouveau coup d’œil vers Steve et je le vis se redresser. Il allait avoir besoin d’une diversion simplement pour commencer.
« Des explications ? beuglai-je. Des explications ? Les voilà, vos explications… Là ! » Je tendis un doigt de façon théâtrale vers l’autre bout de la salle.
Lamentable, oui. Je veux dire, c’est vraiment le plus vieux truc du manuel. Mais c’est pas un mauvais manuel, et on aurait corrigé les rééditions, à force, s’il ne fonctionnait pas de temps en temps.
Je ne vais pas dire qu’il a fonctionné, cette fois-ci. Pas totalement. Brown regarda dans cette direction une fraction de seconde, mais ça n’alla pas plus loin. Durant cette même fraction de seconde, Steve, Dieu le bénisse, bondit par la porte, écartant Hubbard d’une bourrade, et se lança presque de tout son long vers l’écran.
Au même instant, Brown se retourna et fit feu.
J’entendis Leo pousser un gémissement et j’entendis le corps de Hubbard bousculer une étagère de livres alors qu’il essayait de recouvrer son équilibre après l’assaut de Steve. Je vis du sang et de l’os exploser de la nuque de Steve et éclabousser le mur. Je vis un filet de fumée bleue sortir du museau de l’arme de Brown. Et je vis Brown, Dieu pourrisse son âme, porter la gueule du revolver à ses lèvres pour se préparer à souffler la fumée comme la sale crapule de pistolero qu’il était. Le masque l’en empêchait, bien sûr, si bien que le bruit qui aurait dû accompagner le geste, le petit son de flûte triomphal, manqua.