Elle avait su que ce soir serait une nuit d’amour, comme il les appelait. Liebesnacht. Elle l’avait su parce qu’il ne l’avait pas battue, n’avait pas donné l’impression de le vouloir, même lorsqu’elle avait lui renversé de la soupe dans le giron au repas. Pas un regard vers Pnina sur le mur, juste un sourire atroce et une tape badine sur la main, accompagnée du mot : « Vilaine ! », moqueur, avec la voix de fausset d’une gouvernante. Ignoble, sa grimace comme s’il savait qu’elle trouvait son amour infiniment plus affreux que ses poings de brute.
Qu’il mettait du temps ! Klara se souvint de sa sœur, plaisantant de son époux Hermann, de sa précipitation impossible qui la laissait parfaitement insatisfaite.
« Sorti avant d’être entré ! »
À l’époque, Hermann était un petit campagnard qui ne buvait qu’aux fêtes religieuses et aux jours fériés, pas un homme de cinquante – Dieu du ciel ! De cinquante et un an. Alois avait eu cinquante et un ans le mois dernier – dont la grande plaisanterie voulait qu’il ne boive que les mercredis et les jours en G. Montag, Dienstag, Mittwoch, Donnerstag, Freitag, Samstag, Sontag.
Klara tendit le cou en arrière et contempla avec envie la Sainte Vierge sur le mur au-dessus de la tête du lit. Alois, après être sorti sept ou huit fois sur une embardée, jurant comme un charretier, parut, enfin, toucher au but. Elle reconnut ces cadences plus frénétiques et attendit les ultimes soubresauts animaux.
Le ciel, songea-t-elle. Le ciel, des lacs, des forêts, des lapins et des aigles. Oui, un aigle immense qui fondrait de son aire dans les montagnes pour emporter ce porc couinant. Un grand aigle en plein essor, qui pouvait tout, qui voyait tout, qui conquérait tout, ses yeux perçants et ses ailes puissantes, et des serres qui dégoulinaient du sang du porc !
Faire la paix
De petites pilules orange
Un liquide rouge perlait goutte à goutte dans un de ces machins entortillés en spirale qu’ils aiment tant, et je le contemplai, fasciné. Le travail de Jane demeurait pour moi un mystère impénétrable, et elle préférait qu’il en aille ainsi, mais on ne pouvait nier l’attachante joliesse des ustensiles employés. Des mètres et des mètres de rangées de cornues, de capillaires et de tubes en plastique transparent qui tournaient, viraient, montaient, descendaient, entraient, sortaient dans un sens et dans l’autre, de zig et de zag. Et, plus sexy que tout, il y avait des centrifugeuses. J’avais souvent observé Jane prendre une petite tache sale d’un truc coloré et visqueux pour décharger un pistolet à injection avec un plip délicat à l’intérieur de petites éprouvettes nichées comme des oisillons affamés dans un tambour compact et rond. Une fois la becquée donnée à toutes les gueules de verre, on lançait la rotation du tambour. La précision chromée et le bourdonnement grave de l’ensemble étaient hyper géniaux. Fabrication bien plus solide qu’un lave-vaisselle ou un sèche-linge. Aucune vibration, du solide, du lisse et du scientifique comme Jane elle-même. Et sur une autre paillasse, j’aimais admirer les lamelles de gel colorées d’élégantes marbrures d’une autre pigmentation qui couraient en leur centre, comme un truc tiré d’un garde-manger de confiseur ou peut-être comme les filaments de sang torsadés qu’on trouve dans un jaune d’œuf. Jane appelait son labo la Cuisine ; la rencontre entre l’acier inoxydable et le verre, et la gelée organique colorée et les liquides criards ravivaient le petit garçon en moi, le fils serviable et guilleret qui aimait regarder sa mère battre les œufs et étaler la pâte.
Grosse affaire, bien entendu, le marquage génétique. On raconte au monde qu’on travaille sur un plan énorme baptisé Projet Génome Humain, de la Bonne Science, du Progrès de l’Humanité, des Frontières de la Connaissance, du louable et du noble – voire du Nobel –, tout ça, mais en fait, on essaie de découvrir un nouveau gène pour lui coller dessus un maximum de brevets avant qu’un autre le repère à son tour. Rien qu’à Cambridge, on trouve des dizaines de compagnies « biotechniques » privées. Dieu sait dans quel genre de pots-de-vin et de saletés ils sont impliqués. Pas Jane, elle ne serait pas corruptible, évidemment. Jamais.
Parfois, je l’attaquais sur la nature de son travail.
Que ferais-tu si tu découvrais qu’il existe réellement un gène de l’homosexualité ? Ou que les Noirs ont moins d’intelligence verbale que les Blancs ? Ou que les Asiatiques sont plus doués pour les chiffres que les Blancs ? Ou que les Juifs sont congénitalement méchants ? Ou que les femmes sont plus bêtes que les hommes ? Ou les hommes plus bêtes que les femmes ? Ou que la religion tient à une prédisposition génétique ? Ou que tel gène détermine des tendances criminelles et tel autre prédispose à l’Alzheimer ? Tu sais bien, les conséquences pour les assurances, les munitions que cela fournirait aux racistes ? Tout ça ?
Elle répondait qu’elle verrait ça le moment venu et que, de toute façon, son travail se situait dans un domaine différent. Et d’ailleurs, si toi, en tant qu’historien, tu découvrais que Churchill s’était tapé la Reine durant toute la Guerre, est-ce que ce serait ton problème ? Tu exposes des faits. Au commun de l’humanité la tâche de les interpréter. Il en va de même avec la science. Que Dieu n’ait pas créé Adam et Ève n’était pas le problème de Darwin, mais celui des évêques. Ne t’en prends pas au messager, expliquait-elle avec calme, grandis un peu et pose-toi plutôt des questions.
De l’ongle, je flanquai une chiquenaude contre la paroi du goutte-à-goutte. Donald, l’assistant de recherches de Jane, s’était éclipsé avec embarras dix minutes plus tôt pour aller la chercher. J’entendis une porte claquer au bout du couloir et je me redressai. Elle n’aimait pas qu’on touche à ses affaires.
« Hé bien, merde. La bête est là, en effet. Elle a le front de se présenter devant nous.
— Salut, mon bébé…
— À quoi as-tu touché ? Montre à maman ce que tu as tripoté et salopé, pour nous éviter de devoir le découvrir plus tard.
— Rien du tout ! Je n’ai rien touché… Enfin, j’ai simplement tapoté le tuyau, là. Le liquide restait coincé, alors je l’ai aidé à avancer. C’est tout. »
Jane me fixa avec horreur. « C’est tout ? C’est tout ? » Elle hurla à la porte : « Donald ! Donald ? Venez ici ! Il faut tout recommencer. Dix semaines foutues en l’air. Bon Dieu ! »