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En trente ans de bons et loyaux services rendus à l’humour britannique, Stephen Fry (né le 24 août 1957) est devenu l’une des icônes du paysage culturel de Sa Majesté. Acteur au théâtre puis au cinéma, écrivain, animateur de radio et de télévision, il est l’homme aux mille projets, dissertant le lundi en podcast de la beauté développée par Oscar Wilde dans Salomé, prêtant sa voix le mardi à la narration des jeux vidéo Harry Potter, interviewant Tony Blair le mercredi, rédigeant un manuel pratique de poésie le jeudi, créant le monde et les animaux le reste de la semaine. Fry est un excentrique, de ceux dont la Grande-Bretagne a le secret. Il conduit un black cab modèle 1968, où les lettres FRY ont remplacé TAXI. Il n’hésite pas à passer au vitriol l’aristocratie anglaise, raillant la consanguinité des fins de race et la nécessité d’en finir une bonne fois pour toutes avec les six cuisinières, les quatre métayers, les neuf soubrettes et les trois jardiniers du duc de Windsor, puis dîne à la table d’honneur au mariage du Prince Charles – faisant s’esclaffer ducs et barons en citant Wilde ou Groucho Marx.

Touche-à-tout insatiable, Stephen Fry est l’auteur de quatre romans, d’une autobiographie et de guides humoristiques concernant la musique classique et la poésie, a réalisé un film d’après Evelyn Waugh (Bright Young Things), écrit et joué quelques centaines de sketchs télévisés, enregistré la saga Harry Potter en livres audio destinés aux enfants – ainsi qu’un nombre incalculable de livres allant du Hitchhiker’s Guide To The Galaxy aux romans de Roald Dahl –, participé comme narrateur à l’élaboration du jeu vidéo avant-gardiste Little Big Planet, crié à qui voulait l’entendre que la rédaction du Daily Mail devrait être brulée en place publique, prêté sa voix à quantité de documentaires – sur la presse de Gutenberg, ses voyages en Amérique, les animaux en danger du Brésil ou le sida –, rédigé le livret de La Flûte enchantée pour Kenneth Branagh, joué le rôle principal de la série policière Kingdom

Ce qui marque de prime abord chez Fry, nez en angle droit mis à part, c’est sa voix.

La signature Fry, qui le rend immédiatement reconnaissable lorsqu’on la croise au détour d’une émission de la BBC, c’est ce timbre si particulier, cette manière de caresser chaque mot avant de lui rendre sa liberté, d’adopter un ton considéré comme posh tout en glosant sur le moyen le plus ergonomique de faire chauffer un lord torrie au micro-ondes. Cette façon de rythmer l’anglais, d’en modeler la prononciation pour en faire ressortir toute la beauté ou l’absurdité n’appartient qu’à Fry ; l’un des sketchs de A Bit of Fry & Laurie, intitulé « The Subject Of Language », où Fry joue un philologue déjanté en est un exemple probant. On la retrouve dans ses livres, et plus particulièrement dans Moab is My Washpot, son autobiographie, où la sensation d’écouter Fry se substitue volontiers à celle de le lire.

Stephen Fry est un produit du système éducatif britannique traditionnel, celui des public schools non mixtes et de leurs devises en latin, de l’apologie du cricket et du rugby, des blasers ornés des armoiries de l’une des houses de l’école, des coups de canne donnés par les prefects, de la sweets shop emplie de sucreries et de la confrontation d’Horace, Virgile et Cicéron, privilégiés par les professeurs aux envolées de Byron, Milton ou de Rilke, pourtant plus aptes à toucher des adolescents rebelles et rêveurs tel le jeune Fry.

Cette atmosphère si typique, brillamment décrite par Alec Waugh{Evelyn Waugh, son frère cadet, explorera le même univers dans son roman partiellement autobiographique Grandeur et décadence (Decline and Fall, 1928), quelques années plus tard.} dans son roman The Loom of Youth (1917), critiquée par Kingsley Amis dans Lucky Jim (1954) et par Lindsay Anderson dans le film If… (1968), sert de socle fondateur au premier roman de Stephen Fry, Mensonges, Mensonges (The Liar, 1992). L’auteur y décrit plusieurs années de la vie d’un jeune homme dans une public school. La narration à tiroirs, mêlant romans de campus et d’espionnage, manipule le lecteur avant de lui offrir une fin dévoilant un complot amoral qui donne une profondeur inattendue au récit : le Menteur est d’abord le protagoniste de l’histoire, Adrian, avant de s’avérer être l’auteur. Stephen Fry distille des éléments autobiographiques sur son expérience d’interne dans une public school traditionnelle – sa remarque insolente au directeur au détour d’un couloir (« Encore en retard Fry ? Tiens donc, moi aussi monsieur le directeur. » – « Late again Fry ? Really, so am I sir. »), la découverte de son homosexualité et les accès de cleptomanie qui lui vaudront une expulsion puis trois mois en prison –, et adresse un clin d’œil au professeur Trefusis{Personnage récurrent de vieux professeur oxfordien aussi désuet qu’érudit, apparu dans de nombreuses interventions Fry-esques à la radio et immortalisé dans le recueil Paperweight (1992).}, qui joue un rôle important dans le développement de l’intrigue. Le style Fry est bien identifiable{Comme le soulignera un critique du Sunday Times : « Voilà un premier roman plutôt brillant, le genre de livre que nous espérions et même, de manière dangereuse pour l’auteur, que nous attendions de Stephen Fry ».}, fluide et plein d’esprit, et l’auteur aborde les thèmes qui lui sont chers : la volonté d’être au centre de l’attention, d’être aimé et respecté, de parvenir à jouer avec les règles d’un système éducatif rigide, l’influence de professeurs pygmalions et les conflits avec une autorité paternelle pesante.

Stephen Fry découvre, adolescent, l’œuvre de celui qui deviendra l’une de ses principales influences, en tant qu’écrivain mais aussi en tant qu’humoriste : P. G. Wodehouse (1881–1975). Privilégiant un style léger au service d’intrigues qui dépeignent une aristocratie de l’entre-deux guerres obsédée par le mariage (et les nombreux efforts nécessaires pour l’éviter), l’œuvre de Wodehouse dépeint des personnages de trentenaires membres de l’upper class, aussi sots qu’inoffensifs, aux prises avec des oncles et tantes qui ne souhaitent qu’une chose : les voir se marier avec une fille de bonne famille qui saura leur inculquer les « valeurs » si chères aux gens nés du bon côté de la Tamise. L’œuvre la plus célèbre de Wodehouse demeure le « cycle de Jeeves ». Bertie Wooster, un jeune aristocrate, y narre les divers déboires auxquels il est confronté – entre autres la perte d’un pékinois, le vol d’un casque de policier, ou l’insistance d’une tante victorienne à lui faire épouser la fille d’un psychiatre antipathique –, dont il n’arrive à s’extirper que grâce à l’intervention de son valet Jeeves, archétype du majordome anglais, au goût impeccable et à l’érudition apparemment sans limite.

La légèreté est de mise, placée au service d’un humour redoutable qui se fonde partiellement sur l’argot désuet des membres du Drones Club{Club pour jeunes gentlemen, dont on trouve de nombreux récits dans le Drones Omnibus. Chacun rivalise de stupidité et/ou de naïveté pour se démêler de situations aussi improbables que cocasses.} : un « What Oh ! » par ci, un « Jolly good, old chum » par là. Une fois encore, c’est la manière d’utiliser l’anglais qui frappe chez Wodehouse, et par conséquent chez Fry : une approche linguistique exploitant les possibilités comiques d’un anglais aristocratique désuet, aussi rigide que la fameuse « lèvre supérieure » de tout bon gentleman britannique (stiff upper lip). Stephen Fry et son meilleur ami Hugh « Doctor House » Laurie, rencontré à Cambridge, incarneront respectivement Jeeves et Wooster dans une excellente adaptation télévisée de vingt-trois épisodes, diffusée entre 1990 et 1993 sur ITV, Jeeves & Wooster. La légèreté des nouvelles de Wodehouse n’y perd rien de son panache, Fry et Laurie s’étant parfaitement approprié la verve et l’humour du « cycle de Jeeves », l’un jouant le valet spinoziste et l’autre le gentleman oisif, toujours prompt à formuler des tactiques idiotes – avec un plaisir manifeste.