La complicité unissant Stephen Fry à Hugh Laurie les pousse à effectuer leurs débuts télévisés ensemble au début des années 1980. Après quelques émissions qui ne connaîtront pas la pérennité cathodique{The Cellar Tapes, There’s Nothing to Worry About !, Alfresco et The Crystal Tube.}, c’est avec A Bit of Fry and Laurie que le duo Fry/Laurie décroche un immense succès comique. Quatre saisons de A Bit of Fry and Laurie seront diffusées entre 1986 et 1995, soit une bonne centaine de sketchs à l’humour acide ou absurde. Le duo brocarde une Grande-Bretagne narcissique des années 1980–90, obsédée par l’argent, les vieilles traditions et les questions d’immigration. A Bit of Fry and Laurie permet à Hugh Laurie et à Stephen Fry de régler leurs comptes avec cette Angleterre hypocrite et de bon ton, qui écrit au Daily Mail pour se plaindre d’avoir entendu un fuck à la télévision tout en s’indignant que l’Église n’occupe plus la place qui était la sienne lorsqu’ils étaient enfants. L’héritage des Monty Python est assumé, lorsque le duo s’amuse à concocter en fin d’émission des cocktails aux noms absurdes (“a Stiff Cock”, “a Don’t Go In There Darling”, “an Illegal Immigrant”), à parodier un concours d’éloquence de jeunes conservateurs – où chaque orateur est jugé au nombre d’inepties qu’il parvient à placer dans un temps limité – ou à incarner un vieil aristocrate collectionneur de boxers souillés.
Le duo Fry/Laurie a imposé un style humoristique particulier, où le non sense soutient bien souvent une satire acerbe des mœurs de son temps, tout en offrant un divertissement remarquable de créativité. L’apparition de A Bit of Fry and Laurie dans le paysage télévisuel britannique de la fin des années 1980 s’inscrit dans l’émergence d’une nouvelle vague d’humoristes, parmi lesquels Rowan Atkinson, Ben Elton ou Richard Curtis. Stephen Fry et Hugh Laurie joueront d’ailleurs les guest stars dans plusieurs saisons de Blackadder, série comique culte outre-Manche – méconnue en France, hélas, à l’instar d’autres trésors de la télévision britannique. La génération actuelle d’humoristes anglais doit beaucoup à Fry et le lui rend bien. Ayant su tirer les leçons des frasques de Maître Fry, dans Never Mind The Buzzcocks (où son buzzer déclare « Je suis un putain de trésor national ! » – « I’m a national fucking treasure ! ») jusqu’à sa participation à un épisode d’Extras (où Fry humilie Rick Gervais{Acteur-scénariste à l’origine de la brillante série The Office, dans laquelle il joue un chef de bureau minable et tyrannique.} dans les toilettes des BAFTA Awards en lui reprochant d’utiliser des boites à rires et des punchlines ridicules), cette nouvelle génération sait lui rendre hommage et parodier son personnage de vieil érudit caustique ayant réponse à toutes les questions, y compris celles que personne ne se pose.
Répondre aux questions que personne ne se pose : voilà qui pourrait d’ailleurs résumer le quizz « intello » que Stephen Fry présente depuis 2003 sur la BBC, Q.I (non pas pour Quotient Intellectuel, mais bien pour Quite Interesting). Q.I, que Fry co-anime avec Alan Davies (le premier en mélange de Jeeves et de Maître Capello, le second en benêt charmant), est un étonnant mélange d’érudition, d’absurdité et de bons mots où défilent des célébrités dans un flot continu de réparties. La seule comparaison possible en France avec ce type de jeux comiques serait le Burger Quizz qu’avait fut un temps produit Alain Chabat.
Loin de se contenter de présenter l’un des TV shows les plus populaires de la BBC, Fry a également su s’attirer les faveurs du public et de la critique comme écrivain et essayiste. Il signe en 1993 L’Hippopotame (The Hippopotamus), partie de campagne où un critique littéraire sur le retour mène l’enquête sur d’étranges phénomènes mêlant guérisons miraculeuses et secrets de famille. L’hippopotame en question s’appelle Ted Wallace, narrateur cynique et caustique épris de whisky et de poésie. Fry adresse un clin d’œil au roman policier Made in Britain, dénouant l’intrigue lors d’un dîner familial où Ted dévoile la vérité à tous les personnages de l’histoire.
En 1997, Fry achève son autobiographie de jeunesse, Moab is My Washpot, puis le roman dont vous tenez la traduction française, Le Faiseur d’histoire (Making History), où un voyage dans le temps plonge un jeune universitaire britannique dans des aventures troublantes : modification du cours de l’Histoire, choc des cultures, disparition d’un abominable groupe de musique (Oily Moily)…
Enfin, il publie en 2001 L’Ile du Dr Mallo (The Stars’ Tennis Balls), version moderne du Comte de Monte Cristo et roman d’apprentissage où la vengeance, si elle se mange froide, est impitoyable et sans appel. Bien plus sombre que les précédents romans de Fry, L’Ile du Dr Mallo adopte un style plus classique et dépeint une Angleterre dominée par la fuite en avant du tout virtuel.
Les thèmes développés dans ses écrits – directement dans Moab is My Washpot, en filigrane dans Le Faiseur d’histoire et Mensonges, mensonges – traduisent la recherche opérée par Stephen Fry des éléments constituant son identité, qu’il s’agisse de ses origines juives ou de son homosexualité. Loin de s’autoproclamer héraut de la cause gay au Royaume-Uni, Fry a cependant, à plusieurs reprises, su se faire le messager de la colère et de l’incompréhension ressentie envers les positions de l’Église anglicane sur la question, sans parler des opinions exprimées par le Daily Mail, journal qu’il serait tentant de qualifier de poujadiste ou de vichyste s’il était français.
Des projets aux dehors sans doute légers, insouciants ou prétendument humoristiques, peuvent parfois témoigner des préoccupations plus sombres qui traversent Steven Fry : c’est le cas notamment de Peter’s Friends (1992), film écrit et réalisé par son ami Kenneth Branagh. En effet, si Peter’s Friends peint les retrouvailles hautes en couleurs d’un ancien groupe d’amis d’université à l’occasion des fêtes de Noël, et leur cortège de situations amusantes, il traite également de sujets plus dramatiques : la solitude, la désillusion, le deuil, l’érosion de l’amitié ; il se clôt sur l’aveu finale du personnage gay joué par Fry, révélant qu’il est atteint du Sida. C’est cette propension à ne pas affronter les sujets dramatiques de face, mais de manière détournée pour mieux en souligner l’importance, qui rend les doutes et les craintes de Stephen Fry si touchants.