Souffrant depuis son adolescence de dépression chronique, qui lui vaudra de nombreux passages à vides – dont le fameux abandon de la pièce de Simon Gray [voir encadré ci-dessous] –, Fry a élaboré le documentaire The Secret Life Of The Manie Depressive, qui remporta un Emmy Award. Lors d’un entretien, il utilise la pluie comme métaphore de la dépression dont il souffre de manière régulière : « S’il pleut, la plupart des gens savent que cela ne signifie pas qu’ils doivent commencer à construire une arche, puisque le soleil reviendra demain ou après-demain. Mais s’il pleut dans votre tête, presque par définition, cela veut dire que vous vous dîtes que le soleil ne reviendra jamais plus. Le propre de la dépression est de vous donner l’impression que votre vie est, et sera toujours, vide de sens et inutile. ». Les pages qu’il consacre à cette réflexion identitaire dans son autobiographie – qu’elles soient relatives à la dépression, l’homosexualité, les rapports conflictuels avec son père inventeur – font transparaître une émotion discrète mais poignante, ainsi que les conflits qui l’opposent au carcan social propre à une société britannique qu’il incarne pourtant si bien.
En février 1995, la pièce Cell Mates de Simon Gray (1936–2008) débute au Albery Theatre, à Londres, avec Stephen Fry et Rik Mayall à l’affiche. Quelques jours plus tard, Fry disparaît, laissant le dramaturge, les acteurs – et bientôt, le public – dans le désarroi et l’inquiétude. Un état d’anxiété qui va peu à peu se transformer en colère puis en polémique, lorsqu’il s’avère que Stephen Fry s’est réfugié aux Pays-Bas, apparemment en toute tranquillité. La presse ne tarde pas à prendre fait et cause pour Fry, accusant la difficulté de la pièce de Simon Gray d’avoir fait fuir l’acteur ! La pièce fait un échec, bien entendu, laissant l’auteur – également célèbre comme diariste – avec comme seule défense de raconter sa propre version des faits dans Fat Chance, journal attachant et remarquablement nuancé de ce que la brutale dépression nerveuse de Fry fit à son œuvre. Le retentissement de ces faits donne la mesure à la fois de la renommée de Fry et de l’amour du public britannique pour le théâtre.
Fort d’une assise importante au sein du monde culturel britannique, Stephen Fry place également sa réflexion dans le champ politique. S’il est sensible aux mythes et utopies chères aux poètes anglais, des visions mystiques de William Blake à l’Arcadie de Pete Doherty, il n’en demeure pas moins un observateur lucide de l’évolution culturelle et sociologique du Royaume-Uni. Il interviewait le 8 août 2007 Tony Blair, afin de discuter de l’état actuel de la Grande-Bretagne. En guise d’introduction, Fry déclarait : « Certaines personnes me demandent pourquoi je ne suis pas entré en politique, ce à quoi je rétorque que j’aime avoir la faculté de dire ce que je pense. J’ai constaté que la plupart de mes amis et connaissances qui sont devenus des acteurs du monde politique, aussi charmants qu’ils puissent être en privé autour d’un repas, changent dès qu’une caméra ou un micro est placé devant eux. Ils doivent adopter une sorte de neutralité, ne peuvent pas exprimer leurs convictions propres, ni même faire une légère plaisanterie sans offenser la moitié du pays. […] De plus, si vous restez fidèle à votre programme, vous serez considéré comme quelqu’un de têtu, alors que si vous cédez à l’opinion publique, vous serez considéré comme étant faible et à la merci des sondages. Margaret Thatcher a déclaré un jour que si elle marchait sur la Tamise, les gens diraient Peuh, elle ne sait même pas nager. »
Soucieux de vérifier si cette règle du mutisme forcé s’appliquait à Tony Blair, il s’est entretenu avec ce dernier de l’impact de la miniaturisation du numérique et du virtuel sur les relations entre presse, gouvernement et citoyens, mais aussi de la segmentation culturelle croissante de la société britannique et de la notion d’identité britannique (britishness) – une identité qui serait distincte de l’identité écossaise, galloise ou encore irlandaise. L’évolution de la qualité de vie des différentes catégories sociales et le débat sur l’intégration et le multi-culturalisme ont également été abordés.
Stephen Fry s’est déclaré à de nombreuses reprises agacé par la conception moderne de l’éducation et a fortiori de la formation universitaire développée par Downing Street et le Parlement depuis les années 1970. Il est un fervent partisan d’un système éducatif privilégiant le développement personnel de l’élève – pour citer Montaigne : « L’élève n’est pas un vase que l’on remplit, c’est un feu qu’on allume » – et non les connaissances enseignées à des fins utilitaires à court terme, orientées exclusivement vers le monde de l’entreprise. Citoyen vigilant, Fry mène une réflexion socio-culturelle prônant une vision humaniste de la société, tout en soulignant l’importance des traditions héritées de l’époque victorienne.
Clin d’œil uranien à part, la vie et les opinions de Fry peuvent être considérées comme le baiser de l’Ancien et du Moderne.
S’il participe volontiers à un projet arty dépoussiérant un classique de la littérature britannique – il joue le pasteur de Tournage dans un jardin anglais (A Cock and Bull Story), adaptation d’une virtuose hystérie du Life and Opinions of Tristram Shandy de Lawrence Sterne –, il répond présent avec le même enthousiasme pour des adaptations de classiques de la culture populaire anglo-saxonne : V for Vendetta d’après Alan Moore, The Hitchhiker’s Guide To The Galaxy d’après Douglas Adams, Harry Potter d’après J. K. Rowling, etc. Il apparaît en policier incompétent dans Gosford Park (Robert Altman, 2001), vignette réussie d’une upper class anglaise désœuvrée et cynique, puis il accepte un rôle régulier dans la très américaine série Bones.
Héritier d’une tradition humoristique riche et typiquement british, de P. G Wodehouse à John Cleese, il a su passer le flambeau d’un humour acerbe et imaginatif à la nouvelle garde. Spécialiste de l’œuvre d’Oscar Wilde, amateur éclairé du courant décadentiste anglais (Swinburne, Rosetti, Thompson), passionné de musique classique, il n’en demeure pas moins un rhéteur redoutable utilisant le podcast comme tribune, rédige une colonne dédiée aux nouvelles technologies dans The Guardian et voue une admiration quasi-religieuse à Jonathan Ive, le concepteur de l’iPod.
Et à ceux qui lui reprochent d’en savoir trop, il rétorque :
« Les gens me reprochent parfois de savoir beaucoup de choses. “Stephen” disent-ils, la voix pleine de reproches, “tu sais beaucoup de choses”. Cela revient exactement au même que de dire qu’elle possède beaucoup de sable à une personne qui a juste quelques grains de sables collés dans la paume de sa main. Si l’on prend en compte la vaste quantité de sable présente dans ce monde, une telle personne ne possède de toute évidence pas beaucoup de sable. Nous ne possédons pas de sable. Nous sommes tous ignorants. Il existe des plages, des déserts et des dunes de connaissance dont nous ne soupçonnons même pas l’existence, sans parler d’y avoir jamais mis les pieds. Les personnes dont nous devons nous méfier sont celles qui pensent connaître ce qu’il faut savoir. »