Faire la causette
Café et chocolat
« Mon garçon ! Et si ponctuel ! C’est en train de passer, il y en a pour une minute à peine. Entrez, entrez ! L’ordre ne règne pas autant qu’il le devrait, mais vous devriez trouver un endroit où vous asseoir. Là, peut-être ? Parfait. Je reviens en un Augenblick. Vous parlez allemand ? Mais bien sûr. Je vais chercher des tasses. Pour vous, Michael Young, des tasses ! »
Je m’assois, les mains sur les genoux et j’examine mon environnement tandis qu’il s’affaire dans la kitchenette pour préparer le café.
« Enfin, je ne le parle pas vraiment, lance-je. J’arrive plus ou moins à le lire. J’ai un ami qui m’aide pour les… vous savez, les expressions compliquées. » Je ne sais pas bien s’il m’entend par-dessus le fracas des tasses.
Bel appartement, qu’il a pour lui, j’observe. Double baie vitrée sur Hawthorn Tree Court, vue sur la rivière et le pont Sonnet au-delà. Deux murs tapissés de bibliothèques. Je me lève pour mieux voir.
Ouah !
Primo Levi, Ernst Klee, George Steiner, Baruch Fiedler, Lev Bronstein, Willi Dressen, Marthe Wencke, Volker Riess, Elie Wiesel, Gyorgy Konrad, Hannah Arendt, Daniel Jonah Goldhagen et ainsi de suite et cætera. Des rangées et des rangées, chacun des livres dont j’ai jamais entendu parler sur le sujet, et des dizaines, des vingtaines, des centaines même, dont je n’ai pas entendu parler.
Si Zuckermann se spécialise en histoire contemporaine, comment se fait-il que nos chemins ne se sont jamais croisés jusqu’ici ? À quelques étagères de là, les livres deviennent plus généraux. En voici un que je connais bien. Les racines du nationalisme allemand de Snyder, Presses universitaires de l’Indiana. Je pourrais presque citer son numéro d’ISBN, que j’ai bien entendu inclus dans la bibliographie du Meisterwerk, compilée il y a deux soirs à peine. Je le prends, obéissant à cette étrange compulsion qui pousse les gens à examiner, chez les autres, les biens qu’ils ont en commun. Je me souviens, j’ai lu ça quelque part, les publicitaires des firmes automobiles ont découvert que les gens sont beaucoup plus susceptibles de lire des publicités sur la voiture qu’ils viennent d’acheter que sur n’importe quelle autre marque. Le même syndrome, je présume. Ou peut-être estimons-nous que regarder le double d’un objet que nous possédons nous-mêmes représente une violation moindre de l’intimité d’autrui que de fourrer le nez dans l’inconnu. Peu importe.
« Le nationalisme politique est devenu pour les Européens de notre époque, cite Zuckermann en arrivant avec un plateau qui tangue, la considération la plus importante au monde, plus importante que l’humanité, la correction, la bonté, la piété, plus importante même que la vie. C’est bien ça ?
— Mot pour mot, lui dis-je, impressionné.
— Et quand a-t-il dit cela, Norman Angell ? Un peu avant la Première Guerre mondiale, je pense. Prophétique.
— Allons, donnez-moi ça.
— Ça va. Je le pose ici. Et maintenant ! Du lait ? Du sucre ?
— Du lait, mais pas de sucre, man, plaisante-je.
— Sucre, man. Zucker Mann ! Très amusant ! »
Il rit, me semble-t-il, davantage de la rougeur furieuse qui suit cet effort lamentable, que de l’humour de la plaisanterie proprement dite. Pourquoi est-ce que je fais des efforts ?
« Ah, je vois que vous avez attaché votre bagage, maintenant. Très sage. »
Je baisse les yeux vers le vieux cartable ligoté par un sandow que j’ai déposé par terre à côté de moi. « Oui. Je suppose que je vais devoir finir par m’en payer un neuf. Je trimballe ce vieux machin depuis l’école primaire.
— Tenez. Maintenant, excusez-moi une seconde. » Il me tend une tasse de café et emporte un pot d’autre chose, du chocolat chaud, je suppose, jusqu’à un ordinateur portable sur son bureau. « Je m’amuse », dit-il, regardant l’écran en clignant des paupières et en laissant glisser son doigt sur le trackpad, « à un jeu avec un collègue en Amérique. »
Je vois par-dessus son épaule qu’il a commencé à télécharger du courrier. Je distingue un message long de trois ou quatre caractères seulement. Il le lit avec un petit rire et va à une table à la fenêtre où une partie d’échecs se déploie devant la banquette.
« Siss ! s’exclame-t-il en déplaçant un cavalier noir. Je n’aurais pas pensé à ça. Vous jouez, Michael ?
— Non… euh, non, je ne joue pas. Je veux dire, je connais les mouvements, mais je ne vous poserais guère de défi, je le crains.
— Oh, je crois que si. Je suis très mauvais aux échecs. Très mauvais. Mes amis se moquent de moi pour ça. D’accord, une bonne chose de faite. » Il revient se rassoir face à moi. « Alors. Comment trouvez-vous le café ? »
Je lève la tasse vers lui. « C’est cool. Merci.
— Cool ? Ah oui. Vous voulez dire que ça va ? Cool. Il me fait toujours rire, ce mot. À la mode et démodé, comme les patins à roulettes dans le passé je ne sais pas combien de fois. Je me souviens quand West Side Story a débuté à New York. Play it cool, Johnny, Johnny cool ! C’est quand ? Voyons… oui, bien sûr, 1957, il y a presque quarante ans, ma première année à l’université de Columbia. Et vous dites encore cool ici ! Mais on ne dit plus cool, Raoul, hein ? Maintenant, c’est cool tout court. »
Je me tortille sur mon siège. « Franchement, je n’en sais rien, Professeur. J’ai vingt-quatre ans, j’ai dépassé tout ça.
— Appelez-moi Leo. Oh, certainement, dépassé, bien sûr. Vingt-quatre ans ! Bientôt, vous devrez changer de nom, de Young à Old. Oui, vous avez eu vingt-quatre ans en avril, je pense. »
Je le dévisage. « Comment le savez-vous ?
— J’ai fait des recherches, bien sûr. Votre site sur le Vor-r-ld Vide Vep ! » Il accompagne son accent exagéré pour un effet comique d’un ample geste des mains, digne d’un magicien. « Michael Duncan Young, né à Herford, avril 1972. »
Tout le monde, dans toutes les facultés, a son site Internet de nos jours. Le mien est vaguement ennuyeux, établi pour moi par Jane qui comprend tous ces machins informatiques, les cadres, le Hot Java, les applets, le VRML, tout ça. La page consiste en une section biographique étique, une photographie de nous deux près de la rivière qu’elle avait je ne sais comment scannée ou numérisée, enfin, ce qu’on fait dans ce but, et de quelques liens vers la faculté d’histoire et ses propres pages, qui sont beaucoup plus frappantes que la mienne et comprennent une vidéo d’ADN en train de tourner, et d’autres trucs sérieusement balaises.
« Et en quel jour exact d’avril est-ce donc, je me demande ? poursuit Zuckermann. Laissez-moi deviner…
— Je ne vois pas…
— Disons… disons, je ne sais pas… le 20 ? Le 20 avril ? Qu’est-ce que vous en dites ? »
Je m’essuie les paumes contre les cuisses, et j’opine.
« Pas mal, non ? Dans le mille ! À vingt-neuf chances contre une, je mets dans le mille du premier coup ! Et le lieu de naissance ? J’ai cru au premier regard que c’était une faute de frappe, et que vous étiez né dans la ville de Hertford en Angleterre. Mais non, peut-être votre père était dans l’armée. Peut-être vous êtes né à Herford, en Allemagne, où se trouvait, il y a encore quelques années, un camp militaire britannique ? »
Encore une fois, j’opine.
« Bien. Vous êtes né à Herford, en Allemagne, le 20 avril 1972. »