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Il me regarde avec malice. Pendant une horrible seconde, il est le double de ce vieillard absurde avec des bretelles qui chantait avec les Schtroumpfs, le menton sur la table, les yeux allant de gauche et de droite tandis qu’ils dansaient devant lui.

« Et vous ? » je lui demande, pressé de changer de sujet. « Vous n’êtes pas historien. Que faites-vous, exactement ? »

Ses yeux suivent les miens jusqu’aux rayonnages. « Très ennuyeux, j’en ai peur. Un savant, c’est tout. Mon domaine est la Physique, mais j’ai, comme vous voyez… d’autres centres d’intérêt.

— La Shoah ?

— Ah, vous pensez que vous me flattez peut-être en employant le mot hébreu. Oui, la Shoah très spécialement. » Ses yeux reviennent sur moi. « Dites-moi, Michael, êtes-vous juif ?

— Euh, non. Non, pas du tout, comme ça se trouve.

— Comme ça se trouve. Vous êtes sûr ?

— Ben, oui, enfin, je veux dire, ça ne me dérange pas dans un sens ou dans l’autre, mais je ne suis pas un… je ne suis pas juif.

— Forster, vous savez, dans les années trente, il a écrit un essai sur ce qu’il appelait “La conscience juive”. Comment savons-nous, a-t-il dit, que nous ne sommes pas juifs ? Est-ce qu’un seul d’entre nous pourrait nommer nos huit arrière-grands-parents avec la certitude qu’ils étaient tous aryens ? Et pourtant, qu’un seul d’entre eux soit juif, alors nos vies deviennent absolument contingentes de ce Juif, comme elles le sont de la lignée de mâles qui nous a donné notre nom de famille et notre identité. Une remarque intéressante, je trouve. Je doute que même le Prince de Galles puisse citer ses huit arrière-grands-parents, non ?

— Ah, c’est certain que je ne pourrais pas nommer les miens, dis-je. À la réflexion, je ne peux même pas citer précisément mes quatre grands-parents non plus. Mais, pour autant que je sache, je ne suis pas juif.

— Non que ça vous importe dans un sens ou dans l’autre ?

— Non », lui réponds-je en m’efforçant de réprimer une note d’agacement dans ma voix. Il y a vraiment quelque chose de très zarb dans toute cette histoire, toutes ses questions. Zuckermann me dévisage avec intensité comme s’il prenait une décision – mais dans quel sens, cette décision, je ne saurais dire.

J’avais découvert au cours de mes recherches que mon domaine regorge de gens très bizarres, et certains considèrent comme une évidence que vous partagiez leur bizarrerie. Un groupe à Londres avait appris je ne sais comment mon sujet de thèse et m’a envoyé des échantillons de leur « littérature » qui nous ont fait bondir, Jane et moi, sur le téléphone pour appeler la police.

Zuckermann éclate de rire devant l’expression de mon visage. « Je vois que vous êtes irrité que je vous taquine de cette façon.

— En fait, je ne vois absolument pas où…

— Okay ! Fini de taquiner, je promets. Droit au but. » Il se penche en avant dans son fauteuil. « Vous, Michael Duncan Young, vous avez écrit une thèse sur un sujet qui m’intéresse beaucoup. Vraiment beaucoup. Donc. Deux choses. Alpha, j’aimerais la lire. Beta, j’aimerais savoir pour quelle raison vous l’avez écrite. Voilà. Rien de plus simple. » Il se renfonce dans son fauteuil pour attendre ma réponse.

Je déglutis avec difficulté. Nous nageons en eaux profondes, Watson. Avancez avec prudence. Beaucoup de prudence. « La première chose que vous devez savoir », lui dis-je lentement, en essayant sans succès de soutenir le bleu perçant de son regard, « c’est que je ne suis pas un… vous savez. Je ne suis pas un de ces cinglés, du genre de… Je ne suis pas un gars style David Irving{Négationniste britannique (N.d.T.).}, si c’est ce que vous pensez. Je ne collectionne pas les Croix de fer ou les croix gammées, les Luger ou les uniformes SS, je ne soutiens pas qu’il y a eu seulement vingt mille morts au cours de l’Holocauste, ce genre de conneries. »

Il hoche la tête, les yeux clos comme quelqu’un qui écoute de la musique, et me fait signe de poursuivre.

« Et vous avez raison, mon anniversaire tombe bien le 20 avril. Je suppose que, depuis que j’ai découvert que le 20 avril était, vous savez, ce qu’on pourrait appeler un jour spécial, je suis fasciné ou je ne sais pas, coupable. » J’avale une gorgée de café pour humecter une gorge qui se dessèche rapidement.

« Coupable ? Voilà qui est intéressant. Vous croyez à l’astrologie, peut-être ?

— Non, non. C’est pas ça. Je ne sais pas. Comme je disais. Vous savez.

— Hum. Et puis, bien sûr, c’est un sujet que les biographies couvrent en très peu de détails, aussi convient-il tout à fait à une thèse de doctorat, où l’on se doit de revendiquer un territoire vierge, non ?

— Y a de ça aussi, ouaip. »

Il ouvre les yeux. « Nous n’avons pas prononcé le Mot, n’est-ce pas ?

— Heu, pardon ?

— Le Nom. Nous avons évité le Nom. Comme si c’était un juron.

— Oh, vous voulez dire, euh… Hitler ? Ben…

— Oui, je veux dire : euh, Hitler. Adolf Hitler. Hitler, Hitler, Hitler, répète-t-il à un volume croissant. Vous avez peur de lui ? Hitler ? Ou peut-être vous pensez que je ne permets pas le nom Hitler dans mon logement, que c’est comme de dire cancer dans un boudoir de dame ?

— Non, simplement…

— Bien sûr. »

Nous sombrons dans le silence jusqu’à ce que je m’aperçoive qu’il attend que je continue.

« Heu… Pour ce qui est de la lire. Ma thèse, je veux dire. Elle se trouve chez mon superviseur, pour l’instant. Le docteur Frasier-Stuart et, évidemment, il doit tout lire, tout vérifier, vous savez, avant de l’envoyer au professeur Bishop. Ensuite, elle part à Bristol, je crois. Le professeur Ward. Emily Ward. Je vois que vous avez un de ses ouvrages, là-bas… Enfin, bref, à midi, j’ai dû en imprimer un nouvel exemplaire pour le Dr Fraser-Stuart, après… vous savez bien, ce qui s’est passé dans le parking, tout ça. Mais je pourrais vous en tirer un autre si vous voulez. Heu… Évidemment.

— Hé bien, je vous dis la vérité, Michael. Vous avez toujours les pages que j’ai vues ?

— Oui, mais elles sont toutes mélangées, et assez abîmées.

— Je suis si impatient de lire votre travail que je prends tout ce que vous avez et je mets de l’ordre moi-même. J’imagine que les pages sont numérotées ?

— Bien sûr, dis-je en tendant la main vers le cartable, servez-vous. »

Il prend possession du copieux paquet de feuilles marquées de traces de pneus, déchirées, froissées et criblées de trous par le gravier, et les place avec soin sur la table, lissant avec douceur la page du dessus pendant qu’il parle. « Alors, Michael Young. Diriez-vous que vous en savez davantage sur le jeune Adolf Hitler que n’importe qui de vivant ? »

Je cligne des yeux, et j’essaie d’y réfléchir le plus honnêtement possible. « Ce serait aller un peu loin, je crois, dis-je enfin. J’ai visité l’Autriche l’an dernier et j’ai consulté autant d’archives que j’ai pu trouver, et je ne crois pas avoir découvert quoi que ce soit de nouveau. Je m’intéresse à un créneau de temps très étroit, voyez-vous. Je crois pouvoir dire que j’en ai appris plus long sur sa mère, Klara Pölzl, qu’on n’en savait avant, et des choses sur leur maison à Braunau, où il est né, mais c’est très tôt et ça n’a pas eu d’influence sur sa vie. Voyez-vous, ils ont déménagé à Gross-Schonau alors qu’il n’avait qu’un an, et ensuite à Passau un ou deux ans après, et quand il avait cinq ans ils ont quitté Fischhalm pour un village près de Linz, et tout ce qu’on peut savoir sur sa scolarité là-bas est connu, je dirais. Les historiens de la fin des années quarante et des années cinquante avaient l’avantage de pouvoir parler à des gens qui l’avaient connu enfant. Évidemment, je ne disposais que de vieilles archives sur lesquelles me baser. Alors…