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L’oncle Alois ! Il lui avait interdit de l’appeler de cette façon.

« Je ne suis pas ton oncle, ma fille. Cousin par alliance, tout au plus. Ne m’appelle plus mon oncle. Compris ? » Mais quand elle se parlait à elle-même, elle ne pouvait s’en empêcher. L’oncle Alois il avait toujours été, et l’oncle Alois il resterait à jamais.

La veille au soir, il n’avait pas été plus soûl que d’habitude, pas plus violent, pas plus agressif, pas plus insultant. Toujours, chez lui, ce même comportement absolument mécanique, affreusement régulier, délibérément retenu.

Lorsqu’il la brutalisait, elle ne faisait jamais assez de bruit pour réveiller Angela et le petit Alois, car elle ne pouvait supporter l’idée qu’ils sachent ce que leur père lui faisait subir. Klara n’était pas une femme intelligente, mais elle avait de la sensibilité, et comprenait que ses beaux-enfants ne ressentiraient pour elle aucun chagrin, juste du mépris, s’ils apprenaient qu’elle se soumettait avec si peu de révolte aux coups de leur père. Elle avait après tout, et quelle situation ridicule ! un âge plus proche de celui des enfants que d’Alois. Voilà pourquoi, supposait-elle, il tenait tant à avoir des enfants d’elle. Pour la vieillir, transformer la paysanne empotée en Mère. La débarrasser de son odeur de purin. Lui faire prendre des rondeurs, de la substance, de la respectabilité. Oh, il aimait la respectabilité. C’était la seule chose qu’elle possédait et qu’il n’avait pas. Sotte paysanne, certes, mais elle au moins connaissait son père. Pas l’oncle Alois, ce bâtard. Pourtant, elle aussi voulait avoir des enfants de lui. Avec quel désespoir elle les voulait.

Trois ans plus tôt, leur fils Gustav était mort au bout d’une semaine d’une existence bleue passée à tousser. L’année suivante, une petite fille était mort-née et il y avait un an exactement, le petit Josef avait lutté un mois, déterminé comme un coq de combat, avant d’être emporté à son tour. C’est alors que les rossées avaient commencé. L’oncle bâtard avait acheté un fouet en hippopotame et l’avait accroché au mur avec un sourire terrible.

« Voici Pnina, avait-il dit. Pnina die Pietsche. Pnina le fouet, notre nouvel enfant. »

Klara, debout à présent près de la porte, regardait la silhouette toute droite dans son uniforme atteindre le sommet de la colline. Seul Alois pouvait conférer de la dignité à une machine aussi ridicule que la bicyclette. Et comme il l’aimait. Chaque nouveau progrès des pneus, des pédales ou des chaînes l’enthousiasmait. Hier, il avait lu le journal avec exaltation au petit Alois. À Mannheim, un ingénieur, un certain Benz, avait construit une machine à trois roues qui circulait à quinze kilomètre-heure sans effort humain, sans chevaux, sans vapeur.

« Tu imagines, mon garçon ! Comme un petit train personnel qui n’aurait pas besoin de rails ! Un jour, nous aurons un tel engin autopropulsé et nous voyagerons ensemble jusqu’à Linz ou à Vienne, comme des princes. »

Klara rentra à la maison et regarda Anna préparer des œufs au plat pour les enfants.

« Laissez-moi faire », avait-elle envie de dire. Elle savait se retenir, désormais, aussi se dirigea-t-elle avec un bref sentiment de culpabilité vers le seau vide près de la porte du fond, sentant Anna, plus qu’elle ne la voyait, se tourner au grincement de l’anse du seau.

« Laissez-moi… » commença Anna, mais Klara était sortie, et la porte de la cuisine se ferma avant que la phrase geignarde ait pu s’achever.

Klara constata avec amusement qu’elle avait, comme si souvent, calculé sa visite à la pompe pour qu’elle coïncide avec le passage du train d’Innsbruck. Elle se représenta son trajet jusqu’ici à travers fermes et prés, et vit, dans sa tête, ses neveux et nièces à Spital sauter sur place et lancer des saluts au machiniste. Elle abaissa plus rapidement le bras de la pompe et força l’eau à plonger dans le seau, exactement au rythme de la locomotive tandis que celle-ci projetait d’impériales moustaches blanches dans le ciel.

Et subitement, l’odeur. Oh, quelle odeur, mon Dieu.

Klara plaqua la main sur sa bouche et son nez. Mais sans résultat. Le vomi filtra entre ses doigts alors que son corps essayait de chasser ce remugle, cette abominable puanteur, abominable. La mort et la corruption emplirent l’air.

Faire le beau

Les parcs

Négliger les chaussettes avait représenté une énorme erreur. Le temps de longer le Moulin, j’avais les pieds suants et meurtris. Et, tout bien considéré, je me trouvais dans le même état.

Tandis que je pédalais avec lassitude pour passer le pont en suivant Silver Street, des premières années babillaient gaiement, zigzagant pour éviter la circulation et manifestant ce mélange de désintérêt pour les choses de ce monde et de démarche arrogante qui est leur sot héritage. Je n’avais jamais agi comme ça quand j’étais étudiant. Trop emprunté. Cette façon qu’a le corps estudiantin de se héler par leur nom d’un côté de la rue à l’autre.

« Lucius ! Tu y es allé, à cette soirée, finalement ?

— Kate !

— Dave !

— Mark, on s’voit ’tàl’heure, vieux !

— Bridget, rhôôoo, t’es mortelle ! »

Si je n’avais pas fait partie intégrante de tout cela, j’en aurais vomi.

Je me souvins d’un énorme graffiti sur Downing Street, appliqué aux environs de la chute du Communisme et toujours visible, effronté et braillard, sur le mur de briques du Musée d’Archéologie et d’Anthropologie.

LE MUR NE TOMBERA PAS ICI.

KILLAGRAD 85

On ne pouvait vraiment pas reprocher à un gamin qui avait grandi à Cambridge de se réinventer en guerrier de la lutte des classes. Imaginez-vous cerné toute votre vie par ces Fabiens{Société socialiste britannique (N.d.T.).} aux cheveux longs et ces Brian en casquette de base-ball, avec de l’argent et une jolie peau, de l’argent et une haute taille, de l’argent et une belle gueule, de l’argent et des livres, et de l’argent et de l’argent. Bande de branlous.

Branle-nous ! vous criaient les guerriers de la lutte des classes dans les chœurs de supporters pendant les matches de football. Branle-nouuuus ! Avec les gestes des mains qui allaient bien.

Killagrad 85. Le Musée d’Archéologie et d’Anthropologie devrait restaurer ces lettres en train de s’effacer et les chérir comme leur objet le plus précieux, une exposition en plein air qui en dit plus long que toutes leurs collections d’amulettes celtiques sur piédestaux, leurs vases incas ou leurs os de nez de Bornéo éclairés par des spots.

Un collègue à Oxford (quelle merveille d’être diplômé, en dernière année de doctorat et de pouvoir employer des mots tels que collègue) un collègue, oui, un collègue, un Historien comme moi, m’a parlé d’une photographie qu’il a vue exposée dans une galerie, ici. Il y en avait deux, en fait, côte à côte, de deux containers de bouteilles pour le recyclage du verre. La photo de gauche avait été prise à Cowley, en banlieue de la ville, près de l’usine d’automobiles. Ce container-ci se composait, comme la plupart d’entre eux, je suppose, de trois bacs, avec un code coloré pour représenter les trois variétés de verres destinées à chaque bac. Il y avait une section peinte en blanc pour le verre transparent, une section verte pour le vert et, trois fois plus large que les deux autres, une section marron. La photo voisine, qu’au premier coup d’œil vous auriez crue identique, présentait un autre container de bouteilles, mais pris cette fois-ci dans le centre d’Oxford, dans le quartier de l’université. Après un regard interloqué, la différence vous frappait. Une section blanche, une section marron et, tenez-vous bien, trois fois plus large que les deux autres, une section verte. Qu’avez-vous encore besoin d’apprendre sur le monde ? On devrait diffuser la photographie de ces deux containers de bouteille à la fin des émissions, pendant qu’on joue l’hymne national.