Non que je sois d’une génération révoltée par l’injustice sociale. Tout le monde le sait, notre groupe s’en fout. Je veux dire, merde, on est à la Foire aux Jobs, ici, et au diable les fines bouches. D’ailleurs, je suis historien. Moi, historien. Un historien, s’il vous plaît.
Je me redressai sur ma selle, croisai les bras et passai en roue libre devant University Press en fredonnant un tube d’Oily-Moily.
J’ai dû perdre le compte du nombre de bicyclettes qui se sont succédées au cours des sept dernières années. Ce modèle-ci, se trouvait-il, était assez équilibré pour me permettre de lâcher les mains du guidon, ce qui est un truc hachte cool que j’aime bien faire.
Le vol de bicyclette à Cambridge s’apparente au vol d’autoradio à Londres ou de sac à main à Florence : une activité endémique, quoi, merde.
Chaque vélo porte, peint sur son garde-boue arrière, un élégant matricule inutile. Il y a même eu le temps, qui aurait dû symboliser une humiliation pour la ville, où on a adopté un Plan. Dieu nous garde de tous les Plans, pas vrai ? Les édiles municipaux ont acheté des milliers de vélos, les ont barbouillés de peinture verte et laissés dans de petits parcs à vélos disséminés à travers la ville. L’idée voulait qu’on saute sur l’un d’eux, qu’on se rende où l’on voulait aller et qu’on le laisse dans la rue pour l’usager suivant. Oh, la mignonne petite idée, tellement William Morris, tellement utopique, tellement crétine.
Lecteur, tu seras étonné d’entendre, que dis-je ? stupéfait, médusé d’apprendre qu’en une semaine, tous les vélos verts avaient disparu. Jusqu’au dernier. Il y avait tant de charme, de confiance, d’espoir, de noblesse et de Aaah ! dans ce Plan que la ville a fini non pas plus humble, mais plus fière d’elle de l’avoir appliqué. Nous avons pouffé. Et lorsque le conseil municipal a annoncé un nouveau Plan, amélioré, nous nous sommes roulés par terre en hurlant de rire, en les suppliant d’arrêter, entre deux hoquets.
Le problème, c’est que le skate n’a aucune chance à Cambridge : trop de pavés. Il existe une misérable petite Assoce de rollers en ligne et une Assoce de la Pelouse qui essaie de maquiller le pré de la Saint-Jean en Central Park, mais ça ne trompe personne, les petits gars. Il ne reste que le vélo, et les VTT – dans la région la plus plate de Grande-Bretagne, où une crotte de chien suscite l’intérêt de l’Assoce d’Alpinisme – ça ne trompe personne non plus.
Les conseillers municipaux de Cambridge raffolent du mot parc. Comme parquer sa voiture est la seule chose qu’on ne peut vraiment pas faire en ville, ils emploient le mot parc à tout bout de champ. Cambridge a été à peu près le premier endroit à proposer des parcs relais voiture/bus. Elle s’enorgueillit d’un parc des sciences, de parcs industriels et bien entendu, les chers et défunts parcs à vélos. Je ne serais pas étonné qu’on ait droit avant la fin du siècle à des parcs de sexe, des parcs Internet, des parcs commerciaux et peut-être, une idée folle, au hasard, des parcs de parcs, avec balançoires et toboggans.
À Cambridge, on ne trouve pas de place où se garer pour maintes raisons. Il s’agit d’une ville médiévale, dont la largeur des rues est délimitée par les alignements de facultés qui se font face, déterminés et immuables comme une chaîne de montagnes. Durant les mois de vacances, subitement, elle grouille de touristes, d’étudiants étrangers et de festivaliers. Par-dessus tout, c’est la capitale de la région des Fens, le seul centre commercial conséquent pour des centaines de milliers d’habitants du Cambridgeshire, du Huntingdonshire, du Hertfordshire, du Suffolk et du Norfolk, pauvres bougres. Mais en mai, en revanche, en mai, Cambridge appartient aux étudiants, à tous les jeunes gars avec leurs petites barbiches hirsutes et leurs rouflaquettes bien taillées. Les collèges ferment leurs portes et un mot monte au-dessus du centre-ville, et enfle jusqu’à crever, comme un énorme ballon rempli d’eau.
Révisions.
Cambridge en mai est un parc de Révisions. La rivière et les pelouses, les bibliothèques, les cours et les couloirs éclosent de jeunes bourgeons qui se prennent la tête sur des livres. La panique, la vraie panique, d’un genre qu’on n’avait jamais connu avant les années 1980, s’abat sur les troisièmes années comme une marée. Les examens comptent. Le type de diplôme compte.
À moins que, comme moi, vous n’ayez passé votre examen final il y a quelques années, bûché comme un malade pour décrocher une mention, que vous ayez achevé votre thèse de doctorat et que vous soyez désormais libre.
Libre ! me criai-je à moi-même.
Li-breuuuuu ! répondit la bicyclette en roue libre et les bâtiments qui filaient en panoramique rapide.
Mon Dieu, que je m’aimais, ce jour-là.
Savoure les démangeaisons et la douleur de tes pieds sur les pédales. Qu’est-ce que tu as à faire la gueule, bon sang ? Combien, comme toi, peuvent-ils tenir droit et se déclarer libres ?
Libre de Jane également. Pas encore tout à fait sûr de mon sentiment sur ce sujet. Je veux dire, je dois bien admettre, c’est tombé comme ça, que c’était ma toute première véritable petite amie. Étudiant, je n’ai jamais été un des grands beaux gosses de ce monde, parce que… bon, faut voir les choses en face… je suis timide. J’ai du mal à regarder les gens dans les yeux. Comme ma mère avait coutume de le dire en parlant de moi (et devant moi) : « Il rougit quand y a du monde, vous savez ». Ça m’aidait beaucoup, évidemment.
J’avais seulement dix-sept ans en arrivant en fac, et comme j’avais une tête de bébé, que je rougissais et que je ne me sentais en confiance avec personne, surtout pas avec les filles, je suis resté un peu solitaire. Je n’avais pas de copains de classe déjà établis, parce que je venais d’une école publique qui n’avait encore jamais expédié personne à Cambridge, et j’étais nul en sport, en journalisme, en théâtre, toutes les activités qui vous font remarquer. Nul en ces domaines précisément parce qu’ils vous font remarquer, je présume. Non, soyons honnête : nul en ces domaines parce que j’étais nul en ces domaines. Si bien que Jane était… hé bien, Jane était ma vie.
Mais maintenant, ya-houu ! Si j’étais capable de boucler un doctorat en quatre ans et de re-caféiner tout seul un décaféiné naturel de chez Safeway, je n’avais besoin de personne.
Toutes les Fiona et les Frances concentrées sur leur Flaubert apparaissaient sous un jour nouveau à ce moi tout neuf et libre, qui déboula en roue libre pour mettre librement pied à terre au portail de St-Matthew et pousser, avec un sentiment de liberté, la 4857M qui cliqueta librement dans le bâtiment.
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Nous, les Allemands
Alois poussa sa bicyclette par les portes pour entrer dans le chalet.
« Grüß Gott ! »
La bonne humeur de Klingermann durant ces visites d’inspection l’agaçait toujours. Ce type aurait dû se sentir inquiet.