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« Gott », marmonna-t-il, quelque part entre un salut et un juron.

« C’est calme, ce matin. Herr Sammer a envoyé un message par la machine téléphonique pour dire qu’il ne viendrait pas aujourd’hui. Un rhume d’été.

— Ma foi, au mois de juillet, ça ne pouvait pas être un rhume d’hiver, mon garçon, non ?

— Non, monsieur ! » s’amusa Klingermann, prenant la remarque pour une bonne plaisanterie, ce qui accrut encore l’agacement d’Alois. Et cette peur du téléphone, appeler ça Das Telefon Ding, comme s’il ne s’agissait pas de l’Avenir, mais d’un engin diabolique envoyé pour mystifier les gens. Mentalité de paysan. Les mentalités de paysan, voilà ce qui empêchait ce pays d’avancer.

Alois passa avec froideur devant Klingermann, s’assit au bureau, sortit de sa musette un quotidien et une bouteille de schnaps, et s’installa pour lire.

« Je vous demande pardon, monsieur ? » intervint Klingermann.

Alois l’ignora et rejeta le journal. Il avait simplement aboyé le seul mot scheiße ! Il avala un bon trait de schnaps et regarda par la fenêtre, au-delà des piquets de la frontière, en Bavière, pardon : en Allemagne, bordel. L’Allemagne, où, en ce moment même, on perfectionnait à Mannheim les transports sans chevaux. Où on construisait des réseaux téléphoniques qui traverseraient toute la nation, et où ce gros porc de Bismarck allait récolter ce qu’il méritait.

« Nous les Allemands, nous ne craignons que Dieu, en ce monde », s’était vanté le Vieux Porc au Reichstag, en s’attendant à ce que Russes et Français se pissent aux culottes devant la puissance de sa Triple Alliance chérie. « Nous les Allemands ! » Qu’est-ce que ça voulait dire, bordel ? Salopard de vieux filou, avec ses guerres danoises et sa langue tirée vers l’Autriche, histoire de dire : on ne veut pas de vous. Seul le Vieux Porc décidait qui faisait partie de « Nous les Allemands ». Les Prussiens. Ces poivrots de junkers.

Eux, oui, ils décidaient. Les Westphaliens avaient le droit d’être allemands, oh oui. Les Hessiens, les Hambourgeois, les Thuringiens, les Saxons avaient le droit d’être allemands. Même les Bavarois en avaient le droit, bon Dieu. Mais les Autrichiens, non. Pas question. Qu’ils aillent croupir avec les Tchèques, les Slaves, les Magyars et les Serbes. Je veux dire, ça se voyait, non ? Même pour un Arschloch comme Bismarck, il était clair qu’Autrichiens et Allemands avaient… oh, et puis à quoi bon ? Peu importait, désormais, le Vieux Porc récolterait ce qu’il avait semé.

Guillaume, avec sa gueule de raie, avait crevé depuis des semaines. Maintenant, le deuil fini, Frédéric-Guillaume occupait le trône. Frédéric-Guillaume et Bismarck se détestaient, ha ha ! Adieu, Chancelier de fer ! Et bon débarras, Vieux Porc de merde. Tes jours sont comptés.

Une carriole avançait vers eux. Alois se leva et rectifia sa tunique. Il espérait que ce serait un Bavarois, et pas un Autrichien de retour. Un Allemand. Chaque fois qu’il venait inspecter un poste frontière, il adorait faire passer un sale quart d’heure aux Allemands.

Faire les préparatifs

La niche

Bill le Portier leva les yeux de son guichet quand je m’évertuai à entrer avec le vélo. Je le soupçonnais depuis longtemps d’avoir des réserves à mon égard.

« Bonjour, Mr Young.

— Plus pour longtemps, Bill. »

Il parut interloqué. « Les prévisions sont bonnes.

— Plus Mister pour longtemps », développai-je avec un petit sourire rougissant, et je brandis le cartable qui contenait le Meisterwerk. « J’ai achevé ma thèse.

— Oh », fit Bill, et il ramena le regard vers son comptoir.

Se réjouir de mon triomphe, ce serait trop lui demander. Qui sondera jamais le malaise des relations maître/serviteur de la fin du XXe siècle ? Et on pousse même un peu loin en qualifiant ça de relation maître/serviteur. Les portiers avaient leurs Monsieur, leurs M’dame et leurs chapeaux melon, et nous avions nos sourires idiots, sincères et serviles pour essayer de compenser tout cela. Nous ne saurions jamais de quels noms ils nous traitaient quand nous avions le dos tourné. Eux, sans doute, ne sauraient jamais ce que nous trafiquions toute la sainte journée. Était-ce des fils et des filles de portiers qui inscrivaient Killagrad 85 sur les murs ? Bill savait que certains étudiants restaient ici, rédigeaient des thèses de doctorat et devenaient membres du collège, tout comme il savait que d’autres rataient leurs examens ou partaient dans le vaste monde pour devenir riches, célèbres ou oubliés. Peut-être s’en souciait-il, peut-être pas. Cependant, j’aurais apprécié un peu plus de Denholm Elliott dans Un fauteuil pour deux et un peu moins de Judith Anderson dans Rebecca. Je veux dire, vous voyez, hein ? Exactement.

« Bien sûr », dis-je en soupesant à deux mains le cartable avec ce qui devait ressembler, je l’espérais, à une modestie pleine de regret, « on doit d’abord l’examiner… »

Un bougonnement, je ne tirai de lui rien de plus, aussi me détournai-je pour aller voir ce que le courrier m’avait apporté. Un épais paquet jaune dépassait de ma niche. Cool ! Je l’en dégageai avec tendresse.

Imprimé sur l’étiquette d’adresse figurait le logo d’une maison d’édition allemande spécialisée dans les textes universitaires et historiques. Seligmanns Verlag. Je connaissais bien leur nom par mes recherches, mais comment diable pouvaient-ils connaître le mien ? Je ne leur avais pas écrit. Très bizarre. Jamais je ne leur avais commandé de livres… à moins, bien sûr, qu’ils aient je ne sais comment entendu parler de moi de réputation, et qu’ils écrivent pour me demander si je consentirais à ce qu’ils publient mon Meisterwerk. Gééé-nii-aaaal !

Voir ma thèse publiée, c’était naturellement mon vœu le plus grand, le plus cher, celui qui me tenait le plus à cœur. Seligmanns Verlag, ouah, la journée s’annonçait épatante.

Des rêves entiers, des visions et des constructions fantasmées de l’avenir s’édifiaient dans ma tête comme dans un film en accéléré dépeignant la construction des gratte-ciel. Madriers et piliers de soutènement, poutrelles et joints s’assemblant en frétillant, sur un accompagnement guilleret de xylophone. J’étais déjà là-bas, dans la Tour Michael Young, entièrement meublée et louée, en train d’accepter récompenses et postes de professeur, et de signer des exemplaires élégamment maquettés de ma thèse chez Seligmanns Verlag (je voyais même la couleur du livre, la police de caractères, l’illustration de couverture, la photo pleine de dignité de l’auteur et l’accroche) dans l’infinitésimale fraction de temps qui sépara la première vision de l’étiquette sur le colis de la compréhension ultérieure, dans un crissement de freins, un couinement de pneus et un déploiement d’airbags, du nom du véritable destinataire. C’est un peu la merde, tout ça, côté métaphore, mais vous voyez ce que je veux dire.

« Professeur L. H. Zuckermann » lisait-on. « Collège St-Matthew, Cambridge, CB3 9BX. »

Oh. Pas Michael Young MA{Master of Arts, diplôme britannique d’études universitaires (N.d.T.).}, donc.

Je regardai la niche située immédiatement au-dessous de la mienne. Elle était bourrée jusqu’à l’engorgement de lettres, de prospectus et de notes. Dernier de l’alphabet, plus bas encore que « Young, Mr M. D », venait « Zuckermann, Prof ». Cuisant sous la déception, je fixai l’étiquette Dymo.