« Merde, dis-je en essayant de caler le colis dans son réceptacle correct.
— Monsieur ?
— Non, rien. C’est simplement qu’il y a un truc pour le professeur Zuckermann dans ma niche, et que la sienne va exploser.
— Si vous me le donnez, monsieur, je veillerai à le lui remettre.
— Laissez, je vais le lui apporter. Il pourra peut-être m’aider à… à me présenter à certains éditeurs. Où est-ce qu’il loge ?
— Hawthorn Tree Court, monsieur, le 2A.
— Mais qui est-ce, au juste ? » demandai-je en glissant le colis dans mon cartable. « Jamais croisé son chemin.
— Le professeur Zuckermann », répondit-il d’un air pincé. L’administration. Pff.
Faire des difficultés
Diabolo
« Mais je suis allemand !
— Non, vous n’êtes rien. Ces papiers me révèlent que vous n’êtes rien. Rien du tout. Vous n’existez pas.
— Une journée ! Ils sont périmés depuis une journée, c’est tout.
— Monsieur, ce monsieur passe sans arrêt. » Klingermann jeta à Alois un coup d’œil gêné. « Il est… je le connais bien. Je peux répondre de lui.
— Oh. Vous pouvez répondre de lui, vraiment, Klingermann ? Et pourquoi croyez-vous que le Gouvernement impérial à Vienne dépense une fortune chaque mois en papiers, en tampons, en passeports et en affidavits ? Pour le plaisir ? Est-ce que vous savez seulement ce qu’est un affidavit ? C’est un document tamponné, qu’on doit porter tout le temps sur soi, et qui légitime le porteur. À moins que ce citoyen inexistant de nulle part ne se figure qu’il va vous transporter partout, en guise d’affidavit ?
— Mais en tant qu’allemand, j’ai le droit d’entrer librement en Autriche !
— Seulement, vous n’êtes pas allemand. Sans doute, selon ces papiers, étiez-vous allemand hier. Mais aujourd’hui, aujourd’hui, vous n’êtes ni rien ni personne.
— Il faut que je gagne ma vie, que je nourrisse ma famille !
— Il faut que je gagne ma vie, que je nourrisse ma famille…?
— Il faut que je gagne ma vie, que je nourrisse ma famille, monsieur.
— Les ébénistes autrichiens doivent gagner leur vie et nourrir leur famille, eux aussi, monsieur ! Chaque misérable article de camelote allemande qu’on achète ici retire le pain de la bouche d’un ébéniste autrichien.
— Monsieur, sauf votre respect, ce n’est pas de la camelote, ce sont des jouets fabriqués à la main avec amour et attention et, pour autant que je sache, personne n’en fabrique en Autriche, si bien qu’on ne peut pas vraiment m’accuser de retirer le pain de la bouche de qui que ce soit.
— Mais l’argent dépensé par de pauvres parents autrichiens respectables sur ces babioles allemandes corruptrices pourrait sinon être dépensé en nourritures saines, cultivées par des fermiers d’Autriche. Je ne vois aucune raison, en tant qu’agent accrédité de l’Empereur, de tolérer un tel état de fait. Et vous ?
— Corruptrices ? Monsieur, ce sont les plus innocents…
— Comment les appelle-t-on ? Hein ? Répondez-moi. Comment appelle-t-on ça ?
— Monsieur ?
— Le nom qu’ils portent ?
— Des diabolos, monsieur. Vous avez déjà dû en voir…
— Des diabolos, précisément. Diabolos est le mot italien pour Diable. Satan. Le Corrupteur. Et vous les prétendez innocents ?
— Mais, Herr Zollbeamter, on les appelle diabolos parce qu’ils sont… ils sont diablement compliqués. À maîtriser. Un défi, une mise à l’épreuve de la coordination et de l’équilibre ! Une distraction !
— Une distraction, Herr Tischlermeister ? Vous trouvez distrayant que la jeunesse autrichienne gaspille avec un satanique jouet allemand, un temps qu’elle pourrait consacrer avec profit à l’étude ou aux exercices virils ?
— Monsieur, peut-être… aimeriez-vous en essayer un par vous-même ? Tenez… un cadeau. Je crois que vous constaterez qu’ils sont inoffensifs et distrayants.
— Oh, misère. » Alois se pourlécha. « Oh, misère, misère, misère. Un pot-de-vin. Voilà qui est bien regrettable. Un pot-de-vin. Miséricorde. Klingermann ? Le formulaire KI 171, un stock de cire à cacheter et un cachet impérial ! »
Faire connaissance
La muse de l’histoire
L’Idée Diabolique Numéro Un me vint en allant chez Zuckermann.
J’avais passé la loge du Portier et je contournais Old Court en direction de l’arche qui donnait sur Hawthorn Tree. J’avais peut-être le droit absolu de couper à travers la pelouse, plutôt que de faire le tour, mais je n’étais pas précisément certain d’être habilité à fouler la pelouse. La pancarte disait « Réservé aux Professeurs » et je n’avais jamais réuni le courage de demander si cela comprenait les doctorants. Je veux dire, ça paraît tellement niais de poser la question. Vous savez, comme si vous étiez nommé chef de classe à l’école et que vous vouliez savoir si ça signifie que vous pourrez porter des baskets ou appeler les professeurs par leur prénom. Ça craint, non ?
Impose-toi, Michael, voilà ce qu’il faut faire. Je veux dire, que doit-il encore t’arriver avant que tu aies l’assurance que tu as autant de droits que quiconque à vivre sur Terre ? Il faut adopter une nouvelle attitude : un peu plus digne, posée, un style qui s’accorde avec ton nouveau statut dans la vie…
Ces aimables pensées furent interrompues par un brouhaha, un fracas et des éclats de voix au moment où je passais devant la porte ouverte de l’escalier F au coin de la cour. Une silhouette en déboula, une forme floue et stridente, pour fouler d’un pas lourd la pelouse. Elle était chargée d’une pile de CD, d’un buste en plâtre, de trois coussins et d’un poster roulé. Je reconnus Edward Edwards, Double Eddie, quelqu’un qui avait encore moins le droit que moi de marcher sur la pelouse. Il partageait un appartement et sa vie avec un autre deuxième année, James McDonell. Ils prenaient un malin plaisir à m’embarrasser en poussant sur mon passage des feulements de matous et en s’écriant : « Mate-moi ce petit cul ! » ou « Mignooon ! », ce genre de conneries. Très gentil couple, au fond, mais susceptible de basculer dans des scènes d’hystérie et de proclamer haut et fort les vertus soi-disant supérieures de leur sexualité.
Double Eddie semait ses CD sur la pelouse à une cadence soutenue.
« Hé ho ! lui ai-je crié. Tu en fais tomber ! »
Double Eddie ne se retourna pas, n’arrêta pas de marcher. Son dos furieux tourné vers moi, il se borna à me répondre : « M’en fous ! », et renifla.
Oh misère, me dis-je. Encore une dispute. Je lui emboîtai le pas, m’engageant sur l’herbe d’un pas prudent, comme un père responsable qui teste la glace pour voir si elle soutiendra le poids de ses enfants.
Derrière nous, une voix hurla sur un ton clair et aigu, qui se répercuta contre les murailles et les fenêtres de la cour. Je me retournai pour voir James encadré par la porte de l’escalier F, les yeux qui fulminaient et les bras ballants.
« Reviens ici tout de suite ! » hurla-t-il.
Mais Double Eddie continua de s’éloigner à grands pas. « Jamais ! riposta-t-il sans un regard en arrière. Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais.