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— Hé, là-bas ! »

Bill le Portier, à présent, avait émergé de sa loge avec un air rogue. « Pas sur l’herbe, messieurs, s’il vous plaît. »

Comme Double Eddie avait déjà atteint l’autre bord de la pelouse et que Bill avait usé d’un pluriel sans ambiguïté, j’avais désormais la réponse à ma question sur les doctorants et les pelouses. Verboten.

Tandis que Double Eddie traversait la loge comme une furie en essayant sans succès de siffloter d’un air guilleret, j’entrepris de ramasser les CD tombés par terre, rougissant furieusement sous le regard du portier.

« Désolé ! marmonnai-je. Je ramasse ça, c’est tout, et… »

Bill hocha la tête avec sévérité et observa mes tâtonnements trop désordonnés et pas assez rapides. « Festina lente. Eile mit Weile », bredouillai-je pour moi-même. Quand un universitaire se retrouve sous pression, il jacasse en devises latines et en langues étrangères pour se remettre sa supériorité en tête. Ça n’a jamais aucun effet.

Je rassemblai maladroitement Cabaret, Gypsy, Carousel, Sweeney Todd et le reste, et repartis en toute hâte vers James qui était appuyé contre le chambranle, les yeux mouillés de larmes.

« Euh, tiens, ben, voilà. »

Sa main les repoussa. « Je n’en veux pas, moi, de ces horreurs ! Tu peux les brûler, pour ce que j’en ai à faire ! »

Je posai une main sur son épaule qui tressautait. « Bon, alors, je vais vous les garder. Écoute, je suis vraiment désolé, lui dis-je. Je veux dire, c’est moche. De se faire plaquer. » Il ne dit rien, aussi continuai-je, en lui offrant cette fois-ci tout le bénéfice de mon expérience récente. « Je suis bien placé pour le savoir, vieux. Je viens d’être largué, moi aussi, tu vois ? »

Il me regarda comme si j’étais cinglé. Je me dis qu’il allait peut-être me rétorquer que, dans mon cas, ça n’avait absolument rien à voir. Mais non, il brailla que ce n’était pas juste. Puis il tourna les talons et gravit l’escalier d’un pas lourd, m’abandonnant avec les CD.

En effet, oui, me dis-je en traînant lamentablement mes lacets sous l’arche en coupant à travers le parking, ce n’était absolument pas juste. Se faire plaquer est vraiment la plus vache des vacheries. On avait surtout du mal à distinguer entre l’humiliation et la perte. On ne peut jamais savoir vraiment si l’on est torturé par la douleur de se trouver séparé de la personne aimée, ou par l’embarras d’admettre qu’on a été rejeté. J’avais déjà envisagé de convaincre Jane de revenir, afin de pouvoir être celui qui plaquait, rien que pour égaliser le score.

Et dans le parking, elle souffle ! Quatre mille livres de Renault Clio. Avec mes Ray-Bans sur le tableau de bord, notai-je. Alors, elles, j’allais les récupérer. Je laissai choir le cartable par terre à côté de la voiture, extirpai mon trousseau de clefs, ouvris la portière et les chaussai. S’affirme-t-on moins ou plus, quand on porte des lunettes noires ? On se cache les yeux, on devrait donc paraître faible ou timoré, mais en réalité on devient froid et hyper indéchiffrable. En revanche, on ne voit pas très clair à l’intérieur d’une voiture, avec. J’arrivai à distinguer un rouleau de bonbons à la menthe dans le renfoncement entre les sièges ; à moi, pas d’hésitation. Je me souvenais de les avoir achetés dans une station-service. Maintenant que j’y réfléchissais, la moitié de ces cassettes m’appartenaient aussi. J’empoignai tout ce que ma main pouvait tenir. Assortiment divers : un peu de Pulp, de Portishead, des Kinks, de Verdi, de Tchaïk, de Blur, les compils de Morricone et d’Alfred Newman et bien entendu, tous mes Oily-Moily adorés. Qu’elle conserve les Mariah Carey, les K. D. Lang, les Wagner et les Bach, estimai-je. Nombre de liaisons sans enfant à notre époque tournent autour de la garde de la collection de disques, aussi est-il essentiel d’établir le premier ses revendications.

L’Idée Diabolique Numéro Un me frappa en fait à ce moment-là. Je me penchai plus avant dans la voiture et j’arrachai l’autorisation de parking du collège collée sur la face interne du pare-brise pour la déchirer en tous petits morceaux. Hé hé hé.

L’Idée Diabolique Numéro Deux frappa au moment où les cassettes venaient rejoindre dans mon cartable les CD d’opéra de Double Eddie, et où je tombai sur ma petite fiole de Blanco.

Pour un homme de la génération clavier, je dois avouer que j’ai une écriture superbe. Ma marraine m’avait offert un coffret de calligraphie Osmiroid pour Noël quand j’avais environ quatorze ans et c’est vraiment devenu une passion, pendant un temps. Vous savez, former correctement les lettres, deux traits pour le o, les petits sérifs vers le haut sur les ascendantes et les descendantes des italiques, épais fin, épais fin, tout cela joliment proportionné, la totale. Vous auriez dû voir mes lettres de remerciements, cette année-là. Du tonnerre.

Je m’inclinai vers le capot de la Renault comme un suspect se plaçant en position pour un motard de la police des autoroutes US, tirai la langue sur un côté de la bouche et me mis à l’ouvrage. Il me parut vraisemblable que les solvants du Blanco auraient une action fabuleusement corrosive sur la peinture, compliquant de façon redoutable l’effacement de mon petit mot d’amour sans recourir à une peinture intégrale, ennuyeuse, très longue et extrêmement coûteuse. Cool. Voilà sans aucun doute le Michael Young volontaire que nous cherchions. Mon cœur fit doum-ba-doum-ba-doum tandis que je reculais pour juger pleinement de l’effet. Je n’avais vraiment jamais rien commis de ce genre jusque-là. J’avais l’impression de piquer dans un grand magasin, ou d’acheter une revue porno.

Les lettres n’étaient pas aussi énormes que je l’aurais souhaité, mais une petite bouteille de Blanco ne va pas très loin, même sur le capot compact d’une Clio. Cependant, le blanc tranchait de façon étonnante sur le rouge Dubonnet, et la formulation, à mon avis, frappait à peu près juste.

J’ai été volée par une garce cinglée

Je demeurai un petit moment en contemplation en me demandant si je ne devrais pas tenter par la même occasion de retirer cet autocollant débile, mais vraiment débile, sur la vitre arrière : LES GÉNÉTICIENS FONT ÇA IN VITRO, grosse poilade, ha ha ha, quand je m’aperçus qu’il ne devait pas être loin de onze heures. Je devais encore livrer son foutu colis à Zuckermann, larguer le Meisterwerk dans la salle de Fraser-Stuart et aller dans la mienne où une première année devait attendre qu’on la supervise. Si je me souvenais bien, elle était en retard pour un essai sur Castlereagh et Canning, sur la remise duquel j’avais déjà obligeamment accordé deux prolongations. Elle pouvait s’attendre de ma part au plus froid des accueils glaciaux en cas de retard supplémentaire. Moi qui venais d’achever une thèse en deux cent mille mots de débat historique argumenté avec finesse, documenté avec intensité, présenté avec originalité et exprimé avec élégance, je n’allais pas supporter des feignants d’étudiants sournois, bonne humeur ou pas. Fini la bonne poire. Je vous présente le Dr Sale Type.

Je m’étais arrêté pour reprendre mon cartable lorsque ÇA se produisit. La pire chose qui pouvait arriver arriva. Un incident merdique en lui-même, mais qui déclencha ce qui était sans doute l’événement (ou non-événement) le plus merdique de l’histoire de l’humanité. Bien entendu, sur l’instant, je n’en avais aucune idée. Sur l’instant, seule m’absorba la catastrophe personnelle que cet incident merdique représentait. Croyez-moi, la calamité se suffisait déjà à elle-même, sans savoir que le destin de millions de gens se trouvait dans la balance, sans même avoir la plus vague idée que je mettais en marche l’explosion de tout ce que je connaissais.