La course en taxi depuis l’hôtel sur le Kurfürstendamm, dans une DW électrique toute neuve – l’Allemagne continuait d’avoir la priorité sur les nouveaux modèles, nota-t-il, en dépit de toutes les pratiques publiquement revendiquées – se passait assez confortablement, mais si ses yeux regardaient avec admiration par la vitre, tandis qu’ils traversaient le Tiergarten et longeaient les statues, les pavillons et les tours érigées à la gloire éternelle de Gloder, ses pensées se braquaient entièrement vers le mourant auquel il allait rendre visite. Ce père dont il savait si peu de choses. Depuis la mort de sa mère dans les années soixante, Axel avait échangé deux lettres avec lui. Rien d’autre. Pas même des cartes de vœux à Noël.
La directrice de l’hôpital de Wannsee était une jeune femme calme et efficace qui, debout dans le hall sous un portrait à l’huile original de Gloder, évoqua à Axel un de ces archétypes de la Féminité allemande des spectacles musicaux et des films des années cinquante.
« Je ne vais pas vous retenir longtemps, Herr Professor, annonça-t-elle. Vous êtes un scientifique, vous ne tenez pas à ce que je vous berce de faux espoirs. Votre père a un cancer du foie. Il est trop âgé, je le crains, pour qu’une transplantation ait la moindre chance de réussite. »
Bauer hocha la tête. Quel âge avait le vieil homme, en réalité ? Quatre-vingt neuf ans ? Quatre-vingt dix ? Quelle horreur de ne pas le savoir exactement.
« Comment est-il, psychologiquement, Frau Direktorin ?
— Le mental est bon. Première classe. Depuis qu’il a entendu dire que vous arriviez, il est beaucoup plus serein. Si vous voulez bien me suivre ? »
Leurs talons résonnèrent contre les dalles de marbre poli au cours de leur marche. Ils remontèrent un couloir voûté, dont un côté vitré donnait sur une immense pelouse qui descendait jusqu’au lac. Axel voyait des vieux, hommes et femmes, qu’on promenait en fauteuil au soleil, chacun avec son propre infirmier amidonné.
« Cet endroit, dit-il avec un geste. Il semble jouir d’un financement extraordinaire.
— Il est réservé, déclara Frau Mendel avec orgueil, à l’usage exclusif des héros du Reich. Il n’en reste plus guère de cette génération. Un petit morceau d’histoire. Quand le dernier d’entre eux s’en ira, je ne sais pas ce qu’il se passera, ici. Vous savez, j’espère, que tous les frais d’inhumation de votre père seront pris en charge ?
— Ce seront des funérailles d’État, alors ? »
Elle dodelina de la tête latéralement pour répondre oui et non. « Officiellement, ce sont des funérailles d’État. Naturellement. Mais de nos jours. » Elle leva les bras en matière d’excuse…
« Non, non, c’est très bien, assura Axel. Je préfère une cérémonie privée. Franchement.
— Bien », commenta Frau Mendel en s’arrêtant devant une grande porte à fronton, peinte en eau-de-Nil. « Les appartements du Freiherr. »
Elle frappa trois coups rapides avec le bout aigu de ses phalanges médianes et entra sans attendre une réponse.
Le père d’Axel, affalé dans un fauteuil roulant, la tête sur la poitrine, dormait à poings fermés.
Axel eut le sentiment que jamais, au grand jamais, il ne l’aurait reconnu. De l’énergique père en blouse blanche de ses souvenirs, il avait évolué en Vieillard typique. Du Vieillard, il avait la peau jaune, les jambes cagneuses, la lippe humide, l’haleine et les mèches de cheveux fins, tout cela imprégnant la chambre d’une odeur de Vieillard. On ne savait comment, le soleil qui déferlait par les fenêtres avait lui-même été changé en soleil de Vieillard, ce genre de chaleur crue et urticante qu’on ne ressentait que dans les maisons de retraite.
Frau Mendel lui avait posé une main sur l’épaule. « Freiherr ! Freiherr ! Votre fils est arrivé. Axel est ici. »
Le crâne du Vieillard se leva lentement et Axel regarda dans les yeux humides de son père. Oui, peut-être y avait-il là quelque chose qu’il aurait pu reconnaître. Les pupilles étaient cernées par une auréole de tissu adipeux jaune qui rétrécissait la largeur de l’iris, mais une âme regardait au travers de ces anneaux d’un bleu de cobalt embrumé qu’Axel reconnaissait comme ceux de son père.
« Bonjour, Papa ! » dit-il, et il fut stupéfait de sentir dans ses propres yeux un jaillissement de larmes.
« Lait.
— Lait ?
— Lait !
— Du lait ? Tu veux du lait ? » Axel se retourna, un peu désorienté, vers Frau Mendel.
« Il se réveille à peine. D’ordinaire, au réveil, après sa sieste de l’après-midi, il boit un verre de lait chaud.
— Papa, c’est Axel. Axel, ton fils. »
Axel vit les nuées dans ses yeux commencer à se dissiper.
« Axel. Te voilà. » La voix était enrouée et embrumée, mais Axel la reconnut et elle le transporta sur-le-champ dans sa maison d’enfance à Münster. Un grand élan d’amour l’engloutit, l’engloutit sous sa propre force et plus encore sans doute sous la surprise de découvrir l’existence d’un tel sentiment.
Une main froide vint tapoter la sienne. « Merci d’être venu, dit son père. C’est gentil.
— Sottises, pas gentil. Un plaisir. Un plaisir.
— Non, non. C’est gentil. J’aimerais que tu me conduises au-dehors. Dans le jardin. »
Frau Mendel hocha la tête avec approbation et tint la porte ouverte tandis qu’Axel manœuvrait le fauteuil vers le couloir.
« Suivez-le simplement jusqu’au bout et ensuite, tournez à gauche par la porte et descendez dans le jardin par la rampe. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il y a un bouton sur l’accoudoir du fauteuil roulant. »
Axel essaya d’entamer une conversation sur la beauté du paysage et du lac, mais se vit interrompu.
« Par là, Axel. Conduis-moi par là. Derrière le cèdre du Liban, en allant vers le lac, il y a un chemin que personne n’emprunte. »
Axel poussa son père à travers la pelouse et dépassa l’arbre, comme demandé. Il saluait d’un signe de tête les employés et les loyaux parents qui accomplissaient plus ou moins la même tâche que lui aux alentours. Un vieil homme, assis en pyjama sur un banc, parlait tout seul ; sur sa veste de pyjama, Axel, amusé, vit plus d’une douzaine de médailles épinglées.
« Ici, ici ! C’est isolé, ici », dit son père en se penchant en avant pour inciter le fauteuil à continuer.
Axel le poussa, selon sa volonté, le long du chemin en direction d’une ouverture dans une haie de buis panachés. Ils la franchirent pour entrer dans un petit jardin floral, disposé en fer à cheval.
« Fais tourner mon fauteuil, que nous nous retrouvions face à l’entrée, demanda son père. Là, assieds-toi sur le banc. Ainsi, nous serons prévenus si quelqu’un vient.
— Le soleil ne tape pas trop fort ? Tu veux que j’aille te chercher un chapeau ?
— Peu importe le soleil. Je suis en train de mourir. Je suis sûr qu’ils te l’ont dit. Qu’est-ce qu’un mourant aurait à faire d’un chapeau ? »
Axel opina. L’argument semblait valide.
« Quand je mourrai, tu hériteras de mon titre, tu le sais ?
— Je n’y ai pas beaucoup réfléchi, papa.
— Menteur ! Je parie que tu n’as pas pensé à grand-chose d’autre, depuis des années. Hé bien, je vais t’apprendre ce que ce titre représente.