Axel se rappelait.
À Axel Bauer. Deviens en grandissant un homme aussi brillant que ton père ! – Rudolf Gloder
Il l’avait encore quelque part. Dans une malle à Cambridge, supposait-il. Axel se souvint aussi d’être resté perché sur le dossier du canapé, le visage collé contre la vitre du petit salon, à attendre le retour de son père. Il se souvenait de la grosse voiture noire tournant dans leur rue, un drapeau à l’avant sur chaque aile. D’autres enfants, de l’autre côté de la rue, s’arrêtaient pour regarder, se souvenait-il, lâchaient leurs ballons ou se dressaient sur leurs bicyclettes pour observer. Il se souvenait du chauffeur avançant d’un pas énergique pour aller ouvrir la portière à papa. Il se souvenait des sourires, des embrassades, du bonheur qui avait imprégné toute la maison pendant des semaines, jusqu’à ce qu’ils déménagent définitivement de Münster.
« Le Führer avait une grande entreprise à nous confier, Axi. Il voulait que Kremer et moi synthétisions à grande échelle cette eau de Braunau. Il voulait que nous établissions une modeste usine de fabrication, dans un endroit discret. Nous avons choisi une petite bourgade retirée de Pologne, du nom d’Auschwitz. L’eau de Braunau serait produite dans le plus grand secret, bien entendu, et avec un soin surhumain. Chaque bouteille serait numérotée, cachetée à la cire et comptabilisée. On les emploierait à la plus grande tâche qui nous attendait, maintenant que la Russie avait été vaincue et absorbée par le Reich, et que l’Europe était stable et libérée du bolchevisme. On utiliserait l’eau de Braunau, selon les mots du Führer, pour nettoyer le Reich, comme Hercule avait nettoyé les écuries d’Augias. Toute l’ordure d’Europe sera emportée par les flots. Pour ma part dans cette action historique, on m’a décerné une baronnie en 1949. Voilà de quoi tu hérites, Axel. Voilà le titre que tu possèderas bientôt. Freiherr Bauer, le destructeur de toute une race d’hommes. Puisse Dieu me pardonner, mon fils, puisse Dieu nous pardonner à tous. Puisse le Christ Jésus avoir pitié de moi. »
Dix minutes plus tard, Axel pressa le bouton rouge sur l’accoudoir droit du fauteuil et franchit d’un pas calme le trou dans la haie. Il vit une silhouette en blanc accourir à travers la pelouse.
« Y a-t-il un problème, monsieur ?
— Mon père… Je n’arrive pas à trouver son pouls. Je crois qu’il est mort. »
Histoire officielle
Parler dans son sommeil
« Bauer est mort dans une maison de retraite de Berlin, en juillet 1989, dit Brown. Kremer, l’associé principal de leur petite entreprise de manufacture, avait passé l’arme à gauche quinze ans plus tôt, personne ne sait exactement où. À présent, vous voulez peut-être savoir comment nous avons découvert tout ça. “Mince, les gars, vous avez de fichtrement bons agents à votre service”, vous vous dites. Désolé, mais ce n’est pas du tout le cas. Nous savons tout cela grâce au fils du professeur Bauer, Axel, qui est devenu notre ami. Sans lui, on ne saurait que dalle. »
Je trempai le dernier des biscuits aux pépites de chocolat dans le café froid. Mon père regardait ses mains, croisées sagement sur la table devant lui. Hubbard avait les yeux clos. Personne ne me regardait, mais je continuais de maintenir un visage que j’espérais innocent de toute trace du fracas qui me torturait intérieurement.
« Et voilà qui nous amène plus ou moins au terme de l’histoire, dit Brown en se tournant vers la fenêtre et en regardant à travers les épais rideaux de velours le ciel qui s’éclairait. Axel a décidé de s’arrêter devant les portes du consulat américain à Venise, en Italie, il y a deux ans, et de tirer la sonnette. Il était en ville pour participer à un Congrès européen de physique, comme représentant de Cam… comme représentant de l’institution pour laquelle il travaillait à l’époque, peu importe laquelle… et il nous a demandé l’autorisation de passer dans notre camp. Il se trouve qu’il travaillait dans un domaine d’un intérêt considérable pour la communauté scientifique d’ici, ce qui fait qu’il aurait valu pour nous son poids en or quels qu’aient été ses antécédents. Mais voyez-vous, sa raison pour vouloir changer de côté, c’était la culpabilité. Il ne supportait pas d’avoir découvert qu’il était le fils de l’homme qui a effacé les Juifs du territoire européen. Et donc, après qu’on l’a sorti clandestinement d’Italie et récupéré sur le sol des États-Unis, il nous a recraché toute l’histoire entre de grands hoquets de chagrin et des hurlements de rage anti-Reich. Il nous a montré le journal du premier médecin autrichien, et toute la documentation que son père avait réussi à conserver. Assez pour nous convaincre que tout était vrai, toute cette affreuse histoire, de A à Z. »
Mon père redressa son dos et leva les yeux vers le plafond. « Mais pourquoi n’a-t-on pas révélé cette affaire ? Pourquoi n’a-t-on pas immédiatement informé le monde ? J’imagine que sa valeur, rien qu’en propagande, devrait…
— Devrait quoi, colonel ? C’est de l’histoire ancienne. C’est terminé. Ce qui est fait est fait. Dur ? Soit, mais le fait demeure. Tous les responsables, à notre connaissance, sont morts. L’Europe a changé. Nos relations avec l’Europe ont changé. Que se passerait-il, si nous informions le monde ? Tous les Juifs d’Amérique et du Canada prendraient les armes, assurément. Tous les gauchistes et les intellectuels prendraient le train en marche pour hurler vengeance. Et ensuite, quoi ? L’Apocalypse ? Ça, ou une désescalade bien embarrassante. Qui y gagne, dans un cas ou dans l’autre ? C’est de l’histoire ancienne. Simplement de l’histoire ancienne. Autant s’indigner pour le Trou Noir de Calcutta ou les procès en sorcellerie de Salem. »
Mon père hocha brièvement la tête. Il essayait de bien prendre la chose, mais je vis ses épaules se voûter un petit peu et une expression lasse entrer dans ses yeux. Trop d’orgueil, supposai-je, pour le laisser exprimer son indignation face aux engrenages de la realpolitik, rien qu’une résignation lasse : Soit, c’est votre monde, je m’en remets à vous et à votre génération.
« Bien, conclut Brown. On en arrive donc à la partie curieuse de cette petite histoire. Moi, j’ai lu le journal du médecin autrichien, Horst Schenck. Mais Mr Hubbard, ici présent, ne l’a pas lu, n’est-ce pas, Tom ? »
Hubbard secoua la tête.
« Le directeur de mon agence l’a lu. Axel Bauer, qui travaille désormais pour nous sous un faux nom avec un cœur plein de vengeance contre toutes choses européennes, nous l’a apporté, donc vous pouvez être bigrement sûrs qu’il l’a lu. Nous avons laissé le président des États-Unis jeter un coup d’œil à un résumé proprement dactylographié… Damnation, c’était la moindre des politesses. Le vice-président, bon, lui, n’a même pas senti l’odeur de ce satané machin. Pareil pour le Secrétaire d’état. Pour autant que je sache, il n’y a que douze personnes dans tout le pays qui ont entendu parler du journal de Horst Schenck. Donc, ce que nous avons besoin que vous nous disiez, Mikey, c’est comment il se fait, dans une conversation avec votre ami Mr Steve Burns, hier après-midi, comment il se fait que vous ayez attaché tant d’importance à ce même petit patelin de Braunau-am-Inn où toute l’histoire commence et comment il se fait que vous ayez cité les noms de Pölzl et de Hitler, précisément ceux du premier couple à avoir consulté le docteur Schenck en 1889 ? Et Auschwitz, où Bauer et Kremer se sont retrouvés en 1942. Comment se fait-il que vous sachiez ça ? Nous avons le droit de savoir, je crois. Vous voyez ce que je veux dire ? »