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Voici ce qui se produisit. Alors que j’attrapais mon cartable par sa poignée, la fermeture, usée par des années de manipulations, de déplacements, de tiraillements, de soulèvements, de traînements, de coups de pied, de chutes et de mauvais traitements, choisit cet instant-là pour céder. Peut-être était-ce le fardeau inaccoutumé des CD de Double Eddie, de mes cassettes de musique, du Meisterwerk et de ce paquet de chez Seligmanns Verlag, posté à tort dans ma niche. Peu importe. La plaque en laiton en trois parties qui accueillait la languette de la fermeture s’arracha à ses amarres agrafées et pourries, ouvrant en grand la gueule défunte du cartable pour expédier quatre cents pages non reliées de débat historique argumenté avec finesse, documenté avec intensité, présenté avec originalité et exprimé avec élégance, dans les remous désordonnés d’une brise de mi-mai qui tourniquait autour du parking.

« Oh, non ! hurlai-je. Par pitié, non ! Non, non, non, non, non, non ! », tout en courant d’un coin à l’autre en cherchant à happer le tourbillon de pages emportées par le vent, comme un chaton giflant des flocons de neige.

Il existe à la télé une émission où des célébrités agissent de même avec de l’argent. Mille billets de banque sont projetés en l’air par une soufflerie, et un couillon doit en récupérer le plus possible. Attrapez une brique, ça s’appelle. Présenté par le type, là, qui ressemble à Kenneth Branagh quand il porte la barbe façon Shakespeare. Edmunds. Noel Edmunds. Ou Edmonds, peut-être bien.

L’essentiel de la table des matières avait atterri sous les roues de ma Renault/celle de Jane en un tas qui ne craignait rien. Le reste, le corps puissant de ce noble ouvrage, y compris l’appendice, les tables, la bibliographie, l’index et les remerciements, voletaient en toute liberté.

Me courbant en deux pour retenir contre mon torse les pages sauvées, je titubai d’un tourbillon de papiers au suivant, les saisissant et les crochant comme une mouette pêchant des harengs. Bon, d’accord, je ne pouvais pas être à la fois un chaton giflant des flocons de neige et une mouette pêchant les harengs.

« Bon Dieu d’enfer de merde, non ! Revenez, saloperies ! hurlai-je. Par pitié ! »

Mais je n’étais pas seul.

« Mon Dieu, mon Dieu ! Quel malheur. » Je me retournai pour découvrir un vieillard qui traversait lentement le parking, en ramassant calmement une page après l’autre.

Il me parut, dans ma fièvre et mon affolement et malgré ma gratitude pour l’assistance qu’il m’apportait, que c’était très facile pour lui, car partout où il passait les courants d’air semblaient s’évanouir et les pages voleter sans vie jusqu’au sol, ravies qu’il les ramasse. Ce n’était pas possible. Mais je m’arrêtai, j’écarquillai les yeux et je vis que c’était possible. Vraiment. Réellement. Partout où il allait, le vent tombait devant lui. Comme le sorcier qui dompte les balais et les seaux dans la séquence de « L’apprenti sorcier » de Fantasia. Ce qui me laissait, bien entendu, le rôle de Mickey Mouse.

Le vieil homme se tourna vers moi. « Il vaut mieux approcher dans le sens du vent », dit-il en prononçant les V en F, à l’allemande, « votre corps protège les feuilles.

— Oh, dis-je. Merci. Ouais. Merci bien.

— Et vous devriez peut-être lacer vos chaussures ? »

Il y a toujours un gros malin, non ? Quelqu’un pour vous donner l’impression que vous n’avez pas un gramme de bon sens. Mon père était comme ça jusqu’à ce qu’il apprenne que mieux valait ne pas essayer de m’enseigner les plus modestes rudiments d’ébénisterie ou de voile. Et puis il est mort avant que j’aie pu le remercier en manifestant le moindre intérêt. Le gros malin ici présent portait la barbe, préférant le modèle Tolstoï au Branagh-Shakespeare, et il continuait à avancer sereinement à travers le parking en ramassant les feuilles volantes qui se couchaient et faisaient les mortes à son ordre.

La technique « tans le fent » se révéla plus ou moins efficace avec moi aussi et nous naviguâmes tous deux entre les pages à terre et le poisson échoué de mon cartable mort et hébété.

Une fois toutes les feuilles visibles rassemblées, je vérifiai sous chaque voiture, harmonisant ma saleté, mes écorchures et mes accrocs extérieurs avec ceux que j’éprouvais à l’intérieur. La dernière page récupérée gisait, le recto contre le capot de la Clio, collée au Blanco en train de sécher. Je la détachai avec délicatesse.

Cette catastrophe ne me retardait que d’un jour, bien entendu. Je veux dire, tout se trouvait là-bas, sur le disque dur, dans notre maison au village de Newnham, mais ce n’était pas, vous comprenez, ce n’était pas bon signe. Cela signifiait l’achat d’une nouvelle ramette de cinq cents pages de papier pour photocopie et… Hé bien, en quelque sorte, cela sortait la dorure du pain d’épice, voilà mon sentiment. Les festivités de la nuit dernière, le Chateauneuf-du-Pape à soixante-deux livres, ce sentiment de liberté en arrivant en ville sur mon vélo… Prématuré, tout cela.

Un nuage passa sur le soleil, et je frissonnai. Le Vieil Homme se tenait parfaitement immobile en fixant une des pages du Meisterwerk.

« Je vous remercie infiniment », dis-je, tout rose et essoufflé. « C’est vraiment idiot. Faut que j’achète un cartable neuf. »

Il leva les yeux et il y avait quelque chose dans ce regard, quelque chose de monumental ; même à l’époque, je m’en aperçus clairement. Une chose absolument éternelle et inexprimable.

Il me rendit le morceau de papier qu’il lisait en exécutant une petite courbette raide. Je vis que c’était la page 49 de la première section du Meisterwerk, celle qui couvrait la reconnaissance par Alois jusqu’au mariage avec Klara Pölzl.

« Qu’est-ce que c’est, s’il vous plaît ? s’enquit-il.

— C’est, euh… ma thèse de doctorat.

— Vous êtes diplômé ? »

J’avais l’habitude de cette surprise dans la voix. Je paraissais trop jeune pour être diplômé. Franchement, je paraissais trop jeune pour être étudiant, parfois. Je devrais peut-être essayer à nouveau de me laisser pousser la barbe. Si j’avais assez de testostérone pour ça, en fait. J’avais fait une tentative l’année précédente et les risées m’avaient presque poussé à l’auto-immolation. Je rosis derechef et hochai la tête.

« Pourquoi ? me demanda-t-il avec un signe de tête vers le papier dans sa main.

— Pardon ?

— Pourquoi ce sujet ? Pourquoi ?

— Pourquoi ?

— Oui. Pourquoi ?

— Hé bien… »

Je veux dire, tout le monde sait comment se choisit un sujet de thèse de doctorat, en histoire. On fait fiévreusement le tour des bibliothèques, à la recherche d’un sujet que personne d’autre n’a couvert depuis, disons, vingt ans, et ensuite, on l’annexe. On fait valoir ses droits sur ce filon unique. Tout le monde sait ça. Mais le regard que me jeta le vieil homme exprimait une gravité si insondable que je ne trouvai pas même un commencement de réponse, aussi exécutai-je un haussement d’épaules désemparé, en adressant au sol un sourire idiot. Jane me houspillait constamment pour cette piteuse tactique, mais je n’arrivais jamais à me retenir.

« Comment vous appelez-vous ? » demanda-t-il, sans la dureté de quelqu’un qui aurait bien envie de vous dénoncer aux autorités, mais avec un genre d’incrédulité, avec une inflexion aiguë vers le haut, comme s’il était abasourdi et légèrement horrifié de ne pas avoir été prévenu plus tôt.