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— Merci. Tu sais, d’où je viens, on a quelque chose qui s’appelle le politiquement correct.

— Nous aussi.

— Non, mais ça signifie qu’on a des problèmes si on ne donne pas les mêmes droits aux femmes, aux handicapés, et aux gens de toutes sortes d’origines ethniques, les Noirs, les Asiatiques, les Hispaniques, les Indiens d’Amérique, tout ça et, bien sûr, les gays. C’est-à-dire, les lesbiennes et… tu sais, les pédales, ou je ne sais pas comment vous dites, ici. Si on te soupçonne d’être insultant, raciste ou même légèrement condescendant vis-à-vis de n’importe lequel de ces groupes, tu peux être renvoyé de ton travail, poursuivi en justice… tu es un paria.

— Tu plaisantes, là ?

— Non, non. C’est vrai. Les homosexuels s’appellent des gays et ils organisent des défilés et des marches de la Fierté gay, des fêtes de Mardi Gras, et dans les villes, des rues et des quartiers entiers sont dédiés à des boutiques gays, des bars gays, des restaurants gays, des banques gays, des compagnies d’assurance gays, de tout ce qui est gay. Seulement, c’est un peu plus compliqué que ça, parce qu’ils ont recommencé à employer le mot pédé, tout comme les Noirs se traitent de nègres… Ça s’appelle une reconquête, un truc comme ça. À Hawaï, les gays ont même le droit de se marier. Il y a un mouvement de contre-attaque des gens de droite, évidemment. Les gauchistes trouvent qu’il y a encore beaucoup de discrimination, les bigots trouvent qu’on est allé trop loin et que le politiquement correct est une contamination anti-Américaine.

— Tu es un ange tombé du ciel, c’est ça ? Tu me parles du paradis, là.

— Le paradis, non. » Je songeai à la criminalité et au SIDA, à la haine raciale et au terrorisme, aux crises de folie sur les routes et aux fusillades tirées d’une voiture en marche, aux milices, aux intégristes et aux marées noires, aux bébés accros au crack et à tout le bazar. « Je te parle simplement du monde que je connais. Ce n’est pas le paradis, crois-moi.

— Écoute, Mikey, je te prépare un café, et ensuite, il vaudrait mieux que tu le boives et que tu t’en ailles. J’ai du travail. Je vis ici, dans cette Amérique réelle. Celle qui existe. Je termine la fac, je me trouve une femme et un emploi et je vis ma vie, OK ? C’est comme ça que ça marche.

— C’est ce que tu veux ?

— La question n’est pas là, Mike, c’est comme ça.

— Est-ce que tu veux dire que tout le monde vit comme ça ? Des familles nucléaires classiques ?

— Oh, bien sûr, y a les excentriques, les gauchistes, les communistes, les vicieux dans les ghettos qui vivent comme des porcs. Tu crois que c’est ça que je veux pour moi ?

— Steve ? Est-ce que tu crois que tu peux me faire confiance ? »

Il me regarda avec des yeux qui luttaient pour retenir des larmes. « Te faire confiance ? Bon Dieu, je te connais même pas.

— Non, mais tu me connaissais, avant. Quand j’étais américain et qu’on était amis, je suis toujours la personne que tu connaissais à ce moment-là.

— Mais je ne te connaissais pas, à l’époque, Mikey. Je te connaissais à peine. Plutôt, c’est à peine si toi, tu me connaissais.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Nous étions amis. »

Steve secoua la tête. « J’ai menti, pour ça. On n’a jamais été amis. L’autre nuit, à l’A&B, c’était la première fois que je passais du temps avec toi. Je t’avais vu sur le campus. Je te suivais partout sans que tu t’en aperçoives. Je déteste le base-ball, mais chaque fois que tu lançais, j’étais là, je regardais. L’autre nuit, je t’ai entendu dire à quelqu’un que tu allais à la Clio suivre le débat, alors j’y suis allé aussi. J’étais assis derrière toi. Et ensuite, toi et Todd et Scott et tes lourdauds de copains, comme vous vous ennuyiez, vous êtes partis à l’A&B, et j’ai suivi. J’étais assis tout près pendant que vous vous soûliez et je me suis retrouvé mêlé au groupe. »

La machine à café chuintait et glougloutait, si bien que j’y allai et que je versai deux tasses. La machine était une Krups, je remarquai. Certaines choses ne changeaient pas.

« Et là, tu es devenu bizarre, dit Steve. Tes copains se sont affolés et je suis resté seul pour te reconduire dans ta chambre et m’assurer que tu allais bien. Lorsque je suis revenu le lendemain matin, je crois que je savais qu’il t’était arrivé quelque chose. À cause de tes yeux. Il y avait une différence dans ton regard. »

Il alla à un bureau, ouvrit un tiroir et en sortit une chemise. Il me la tendit et s’assit dans un fauteuil, avec son café.

« Tu vois, je connais assez bien ton visage, dit-il pendant que je parcourais les photographies. Si quelqu’un pouvait déceler une différence chez toi, ce serait moi. »

Il y en avait des centaines. Moi en train de traverser le campus tout seul. Moi en train de rire en compagnie de Todd, Scott et Ronnie. Moi en tenue de base-ball, en train de lancer, de manier la batte, de donner des coups de poing dans le vide, de me pencher en avant, les poings sur les hanches, de fusiller du regard le batteur. Moi en manteau d’hiver, les épaules voûtées contre la neige. Moi en train de ramer sur un lac. Moi en train de bronzer. Moi en train de lire sur la pelouse. Moi avec mon bras sur les épaules d’une fille. Moi en train d’embrasser une fille. Moi en très gros plan, regardant droit devant, juste hors champ, comme si je savais qu’on m’observait. Je refermai le dossier.

« Ouah, je dis.

— Donc, maintenant, tu vois.

— Steve, je suis tellement désolé.

— Désolé ? De quoi es-tu désolé ?

— Tu as dû être tellement malheureux. Si seul. »

Il baissa les yeux vers son café. « Oui, je vais devoir m’habituer à ma propre compagnie, non ? Pour le restant de ma vie. Qu’est-ce que ça change ?

— Si ça peut compenser, fis-je, je crois, d’après le peu que j’en ai vu, que Scott, Todd et Ronnie sont de gros connards. »

Steve sourit. « Ça, c’est bien vrai.

— Et je n’arrive pas à croire, je ne peux pas, avec ce que je sais de moi, que j’aie pu être très heureux ici.

— Non ? C’est ce que je pensais de toi. Je me disais qu’il te manquait quelque chose. Bien sûr, j’espérais que… » Sa voix s’éteignit.

Je bus mon café, avec en tête un mélange de commisération, de vanité et de planifications sérieuses.

« Et l’Angleterre ? me demanda Steve. Tu étais heureux, là-bas, dans ton autre monde ?

— Je ne sais pas. Je crois, oui. Je suppose… Je suppose que, comme toi, je faisais un peu la gueule à l’idée de trouver un emploi, de me marier et m’installer, d’acheter une maison, tout ça. J’avais perdu de vue l’essentiel.

— Et tu vois l’essentiel, à présent ?

— L’essentiel, c’est que rien n’est essentiel. C’est ça, l’essentiel.

— Super. L’étudiant en philosophie a parlé. »

Je m’assis sur le bureau. « Tu t’attendais à quoi ? C’est moi qui t’ai fourré dans ce pétrin, tu t’attendais à ce que j’aie des réponses ?

— Donc, la vie continue, hein ? Et ton monde de fêtes de Mardi Gras et d’égalité des droits, et de mariages à Hawaï ? Je tape deux fois mes chaussons couleur rubis, je fais un vœu de toutes mes forces et je me retrouve là-bas, c’est ça ? Où peut-être que je trouve un lieu mystique où je peux passer la main à travers un mur pour entrer, comme dans ton univers parallèle ? Ou peut-être que tu vas me dire que c’est mon destin de me battre pour un monde meilleur d’amour fraternel, et que je vais devenir un chef rebelle, le fondateur d’une nouvelle Amérique qui conduira ses enfants vers la Terre Promise. Et ensuite, tu disparaîtras dans un nuage de fumée ? C’est ça, le plan ?