«M. Firmin Richard est un musicien très distingué. Harmoniste habile, contrepointiste savant, la grandeur est le principal caractère de sa composition. Il a publié de la musique de chambre très appréciée des amateurs, de la musique pour piano, sonates ou pièces fugitives remplies d’originalité, un recueil de mélodies. Enfin, La Mort d’Hercule, exécutée aux concerts du Conservatoire, respire un souffle épique qui fait songer à Gluck, un des maîtres vénérés de M. Firmin Richard. Toutefois, s’il adore Gluck, il n’en aime pas moins Piccini; M. Richard prend son plaisir où il le trouve. Plein d’admiration pour Piccini, il s’incline devant Meyerbeer, il se délecte de Cimarosa et nul n’apprécie mieux que lui l’inimitable génie de Weber. Enfin, en ce qui concerne Wagner, M. Richard n’est pas loin de prétendre qu’il est, lui, Richard, le premier en France et peut-être le seul à l’avoir compris.»
J’arrête ici ma citation, d’où il me semble résulter assez clairement que si M. Firmin Richard aimait à peu près toute la musique et tous les musiciens, il était du devoir de tous les musiciens d’aimer M. Firmin Richard. Disons en terminant ce rapide portrait que M. Richard était ce qu’on est convenu d’appeler un autoritaire, c’est-à-dire qu’il avait un fort mauvais caractère.
Les premiers jours que les deux associés passèrent à l’Opéra furent tout à la joie de se sentir les maîtres d’une aussi vaste et belle entreprise et ils avaient certainement oublié cette curieuse et bizarre histoire du fantôme quand se produisit un incident qui leur prouva que – s’il y avait farce – la farce n’était point terminée.
M. Firmin Richard arriva ce matin-là à onze heures à son bureau. Son secrétaire, M. Rémy, lui montra une demi-douzaine de lettres qu’il n’avait point décachetées parce qu’elles portaient la mention «personnelle». L’une de ces lettres attira tout de suite l’attention de Richard non seulement parce que la suscription de l’enveloppe était à l’encre rouge, mais encore parce qu’il lui sembla avoir vu déjà quelque part cette écriture. Il ne chercha point longtemps: c’était l’écriture rouge avec laquelle on avait complété si étrangement le cahier des charges. Il en reconnut l’allure bâtonnante et enfantine. Il la décacheta et lut:
Mon cher directeur, je vous demande pardon de venir vous troubler en ces moments si précieux où vous décidez du sort des meilleurs artistes de l’Opéra, où vous renouvelez d’importants engagements et où vous en concluez de nouveaux; et cela avec une sûreté de vue, une entente du théâtre, une science du public et de ses goûts, une autorité qui a été bien près de stupéfier ma vieille expérience. Je suis au courant de ce que vous venez de faire pour la Carlotta, la Sorelli et la petite Jammes, et pour quelques autres dont vous avez deviné les admirables qualités, le talent ou le génie. – (Vous savez bien de qui je parle quand j’écris ces mots-là; ce n’est évidemment point pour la Carlotta, qui chante comme une seringue et qui n’aurait jamais dû quitter les Ambassadeurs ni le café Jacquin; ni pour la Sorelli, qui a surtout du succès dans la carrosserie; ni pour la petite Jammes, qui danse comme un veau dans la prairie. Ce n’est point non plus pour Christine Daaé, dont le génie est certain, mais que vous laissez avec un soin jaloux à l’écart de toute importante création.) – Enfin, vous êtes libres d’administrer votre petite affaire comme bon vous semble, n’est-ce pas? Tout de même, je désirerais profiter de ce que vous n’avez pas encore jeté Christine Daaé à la porte pour l’entendre ce soir dans le rôle de Siebel, puisque celui de Marguerite, depuis son triomphe de l’autre jour, lui est interdit, et je vous prierai de ne point disposer de ma loge aujourd’hui ni les jours suivants; car je ne terminerai pas cette lettre sans vous avouer combien j’ai été désagréablement surpris, ces temps derniers, en arrivant à l’Opéra, d’apprendre que ma loge avait été louée, – au bureau de location, – sur vos ordres.
Je n’ai point protesté, d’abord parce que je suis l’ennemi du scandale, ensuite parce que je m’imaginais que vos prédécesseurs, MM. Debienne et Poligny, qui ont toujours été charmants pour moi, avaient négligé avant leur départ de vous parler de mes petites manies. Or, je viens de recevoir la réponse de MM. Debienne et Poligny à ma demande d’explications, réponse qui me prouve que vous êtes au courant de mon cahier des charges et par conséquent que vous vous moquez outrageusement de moi. Si vous voulez que nous vivions en paix, il ne faut pas commencer par m’enlever ma loge! Sous le bénéfice de ces petites observations, veuillez me considérer, mon cher directeur, comme votre très humble et très obéissant serviteur.
Signé… F. de l’Opéra.
Cette lettre était accompagnée d’un extrait de la petite correspondance de la Revue théâtrale, où on lisait ceci: «F. de l’O.: R. et M. sont inexcusables. Nous les avons prévenus et nous leur avons laissé entre les mains votre cahier des charges. Salutations!»
M. Firmin Richard avait à peine terminé cette lecture que la porte de son cabinet s’ouvrait et que M. Armand Moncharmin venait au-devant de lui, une lettre à la main, absolument semblable à celle que son collègue avait reçue. Ils se regardèrent en éclatant de rire.
«La plaisanterie continue, fit M. Richard; mais elle n’est pas drôle!
– Qu’est-ce que ça signifie? demanda M. Moncharmin. Pensent-ils que parce qu’ils ont été directeurs de l’Opéra nous allons leur concéder une loge à perpétuité?»
Car, pour le premier comme pour le second, il ne faisait point de doute que la double missive ne fût le fruit de la collaboration facétieuse de leurs prédécesseurs.
«Je ne suis point d’humeur à me laisser longtemps berner! déclara Firmin Richard.
– C’est inoffensif!» observa Armand Moncharmin.
«Au fait, qu’est-ce qu’ils veulent? Une loge pour ce soir?»
M. Firmin Richard donna l’ordre à son secrétaire d’envoyer la première loge n° 5 à MM. Debienne et Poligny, si elle n’était pas louée.
Elle ne l’était pas. Elle leur fut expédiée sur-le-champ. MM. Debienne et Poligny habitaient: le premier, au coin de la rue Scribe et du boulevard des Capucines; le second, rue Auber. Les deux lettres du fantôme F. de l’Opéra avaient été mises au bureau de poste du boulevard des Capucines. C’est Moncharmin qui le remarqua en examinant les enveloppes.
«Tu vois bien!» fit Richard.
Ils haussèrent les épaules et regrettèrent que des gens de cet âge s’amusassent encore à des jeux aussi innocents.
«Tout de même, ils auraient pu être polis! fit observer Moncharmin. As-tu vu comme ils nous traitent à propos de la Carlotta, de la Sorelli et de la petite Jammes?
– Eh bien, cher, ces gens-là sont malades de jalousie!… Quand je pense qu’ils sont allés jusqu’à payer une petite correspondance à la Revue théâtrale!… Ils n’ont donc plus rien à faire?
– À propos! dit encore Moncharmin, ils ont l’air de s’intéresser beaucoup à la petite Christine Daaé…
– Tu sais aussi bien que moi qu’elle a la réputation d’être sage! répondit Richard.
– On vole si souvent sa réputation, répliqua Moncharmin. Est-ce que je n’ai pas, moi, la réputation de me connaître en musique, et j’ignore la différence qu’il y a entre la clef de sol et la clef de fa.
– Tu n’as jamais eu cette réputation-là, déclara Richard, rassure-toi.»