La Carlotta n’avait ni cœur ni âme. Ce n’était qu’un instrument! Certes, un merveilleux instrument. Son répertoire comprenait tout ce qui peut tenter l’ambition d’une grande artiste, aussi bien chez les maîtres allemands que chez les Italiens ou les Français. Jamais, jusqu’à ce jour, on n’avait entendu la Carlotta chanter faux, ni manquer du volume de voix nécessaire à la traduction d’aucun passage de son répertoire immense. Bref, l’instrument était étendu, puissant et d’une justesse admirable. Mais nul n’aurait pu dire à Carlotta ce que Rossini disait à la Krauss, après qu’elle eût chanté pour lui en allemand «Sombres forêts?…»: «Vous chantez avec votre âme, ma fille, et votre âme est belle!»
Où était ton âme, ô Carlotta, quand tu dansais dans les bouges de Barcelone? Où était-elle, quand plus tard, à Paris, tu as chanté sur de tristes tréteaux tes couplets cyniques de bacchante de music-hall? Où ton âme, quand, devant les maîtres assemblés chez un de tes amants, tu faisais résonner cet instrument docile, dont le merveilleux était qu’il chantait avec la même perfection indifférente le sublime amour et la plus basse orgie? Ô Carlotta, si jamais tu avais eu une âme et que tu l’eusses perdue alors, tu l’aurais retrouvée quand tu devins Juliette, quand tu fus Elvire, et Ophélie, et Marguerite! Car d’autres sont montées de plus bas que toi et que l’art, aidé de l’amour, a purifiées!
En vérité, quand je songe à toutes les petitesses, les vilenies dont Christine Daaé eut à souffrir, à cette époque, de la part de cette Carlotta, je ne puis retenir mon courroux, et il ne m’étonne point que mon indignation se traduise par des aperçus un peu vastes sur l’art en général, et celui du chant en particulier, où les admirateurs de la Carlotta ne trouveront certainement point leur compte.
Quand la Carlotta eut fini de réfléchir à la menace de la lettre étrange qu’elle venait de recevoir, elle se leva.
«On verra bien», dit-elle… Et elle prononça, en espagnol, quelques serments, d’un air fort résolu.
La première chose qu’elle vit en mettant son nez à la fenêtre, fut un corbillard. Le corbillard et la lettre la persuadèrent qu’elle courait, ce soir-là, les plus sérieux dangers. Elle réunit chez elle le ban et l’arrière-ban de ses amis, leur apprit qu’elle était menacée, à la représentation du soir, d’une cabale organisée par Christine Daaé, et déclara qu’il fallait faire pièce à cette petite en remplissant la salle de ses propres admirateurs, à elle, la Carlotta. Elle n’en manquait pas, n’est-ce pas? Elle comptait sur eux pour se tenir prêts à toute éventualité et faire taire les perturbateurs, si, comme elle le craignait, ils déchaînaient le scandale.
Le secrétaire particulier de M. Richard étant venu prendre des nouvelles de la santé de la diva, s’en retourna avec l’assurance qu’elle se portait à merveille et que, «fût-elle à l’agonie», elle chanterait le soir même le rôle de Marguerite. Comme le secrétaire avait, de la part de son chef, recommandé fortement à la diva de ne commettre aucune imprudence, de ne point sortir de chez elle, et de se garer des courants d’air, la Carlotta ne put s’empêcher, après son départ, de rapprocher ces recommandations exceptionnelles et inattendues des menaces inscrites dans la lettre.
Il était cinq heures, quand elle reçut par le courrier une nouvelle lettre anonyme de la même écriture que la première. Elle était brève. Elle disait simplement: «Vous êtes enrhumée; si vous étiez raisonnable, vous comprendriez que c’est folie de vouloir chanter ce soir.»
La Carlotta ricana, haussa les épaules, qui étaient magnifiques, et lança deux ou trois notes qui la rassurèrent.
Ses amis furent fidèles à leur promesse. Ils étaient tous, ce soir-là, à l’Opéra, mais c’est en vain qu’ils cherchèrent autour d’eux ces féroces conspirateurs qu’ils avaient mission de combattre. Si l’on en exceptait quelques profanes, quelques honnêtes bourgeois dont la figure placide ne reflétait d’autre dessein que celui de réentendre une musique qui, depuis longtemps déjà, avait conquis leurs suffrages, il n’y avait là que des habitués dont les mœurs élégantes, pacifiques et correctes, écartaient toute idée de manifestation. La seule chose qui paraissait anormale était la présence de MM. Richard et Moncharmin dans la loge n° 5. Les amis de la Carlotta pensèrent que, peut-être, messieurs les directeurs avaient eu, de leur côté, vent du scandale projeté et qu’ils avaient tenu à se rendre dans la salle pour l’arrêter sitôt qu’il éclaterait, mais c’était là une hypothèse injustifiée, comme vous le savez; MM. Richard et Moncharmin ne pensaient qu’à leur fantôme.
Rien?… En vain j’interroge en une ardente veille
La Nature et le Créateur.
Pas une voix ne glisse à mon oreille
Un mot consolateur!…
Le célèbre baryton Carolus Fonta venait à peine de lancer le premier appel du docteur Faust aux puissances de l’enfer, que M. Firmin Richard, qui s’était assis sur la chaise même du fantôme – la chaise de droite, au premier rang – se penchait, de la meilleure humeur du monde, vers son associé, et lui disait:
«Et toi, est-ce qu’une voix a déjà glissé un mot à ton oreille?
– Attendons! ne soyons pas trop pressés, répondait sur le même ton plaisant M. Armand Moncharmin. La représentation ne fait que commencer et tu sais bien que le fantôme n’arrive ordinairement que vers le milieu du premier acte.»
Le premier acte se passa sans incident, ce qui n’étonna point les amis de Carlotta, puisque Marguerite, à cet acte, ne chante point. Quant aux deux directeurs, au baisser du rideau, ils se regardèrent en souriant:
«Et d’un! fit Moncharmin.
– Oui, le fantôme est en retard», déclara Firmin Richard. Moncharmin, toujours badinant, reprit:
«En somme, la salle n’est pas trop mal composée ce soir pour une salle maudite.»
Richard daigna sourire. Il désigna à son collaborateur une bonne grosse dame assez vulgaire vêtue de noir qui était assise dans un fauteuil au milieu de la salle et qui était flanquée de deux hommes, d’allure fruste dans leurs redingotes en drap d’habit.
«Qu’est-ce que c’est que ce “monde-là?” demanda Moncharmin.
– Ce monde-là, mon cher, c’est ma concierge, son frère et son mari.
– Tu leur as donné des billets?
– Ma foi oui… Ma concierge n’était jamais allée à l’Opéra… c’est la première fois… et comme, maintenant, elle doit y venir tous les soirs, j’ai voulu qu’elle fût bien placée avant de passer son temps à placer les autres.»
Moncharmin demanda des explications et Richard lui apprit qu’il avait décidé, pour quelque temps, sa concierge, en laquelle il avait la plus grande confiance, à venir prendre la place de Mame Giry.
«À propos de la mère Giry, fit Moncharmin, tu sais qu’elle va porter plainte contre toi.
– Auprès de qui? Auprès du fantôme?» Le fantôme! Moncharmin l’avait presque oublié.
Du reste, le mystérieux personnage ne faisait rien pour se rappeler au souvenir de MM. les directeurs.