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Soudain, la porte de leur loge s’ouvrit brusquement devant le régisseur effaré.

«Qu’y a-t-il? demandèrent-ils tous deux, stupéfaits de voir celui-ci en pareil endroit, en ce moment.

– Il y a, dit le régisseur, qu’une cabale est monté par les amis de Christine Daaé contre la Carlotta. Celle-ci est furieuse.

– Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là?» fit Richard en fronçant les sourcils.

Mais le rideau se levait sur la Kermesse et le directeur fit signe au régisseur de se retirer.

Quand le régisseur eut vidé la place, Moncharmin se pencha à l’oreille de Richard:

«Daaé a donc des amis? demanda-t-il.

– Oui, fit Richard, elle en a.

– Qui?»

Richard désigna du regard une première loge dans laquelle il n’y avait que deux hommes.

«Le comte de Chagny?

– Oui, il me l’a recommandée… si chaleureusement, que si je ne le savais pas l’ami de la Sorelli…

– Tiens! tiens!… murmura Moncharmin. Et qui donc est ce jeune homme si pâle, assis à côté de lui?

– C’est son frère, le vicomte.

– Il ferait mieux d’aller se coucher. Il a l’air malade.»

La scène résonnait de chants joyeux. L’ivresse en musique. Triomphe du gobelet.

Vin ou bière,

Bière ou vin,

Que mon verre

Soit plein!

Étudiants, bourgeois, soldats, jeunes filles et matrones, le cœur allègre, tourbillonnaient devant le cabaret à l’enseigne du dieu Bacchus. Siebel fit son entrée.

Christine Daaé était charmante en travesti. Sa fraîche jeunesse, sa grâce mélancolique séduisaient à première vue. Aussitôt, les partisans de la Carlotta s’imaginèrent qu’elle allait être saluée d’une ovation qui les renseignerait sur les intentions de ses amis. Cette ovation indiscrète eût été, du reste, d’une maladresse insigne. Elle ne se produisit pas.

Au contraire, quand Marguerite traversa la scène et qu’elle eut chanté les deux seuls vers de son rôle à cet acte deuxième:

Non messieurs, je ne suis demoiselle ni belle,

Et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main!

Des bravos éclatants accueillirent la Carlotta. C ’était si imprévu et si inutile que ceux qui n’étaient au courant de rien se regardaient en se demandant ce qui se passait, et l’acte encore s’acheva sans aucun incident. Tout le monde se disait alors: «Ça va être pour l’acte suivant, évidemment.» Quelques-uns, qui étaient, paraît-il, mieux renseignés que les autres, affirmèrent que le «boucan» devait commencer à la «Coupe du roi de Thulé», et ils se précipitèrent vers l’entrée des abonnés pour aller avertir la Carlotta.

Les directeurs quittèrent la loge pendant cet entracte pour se renseigner sur cette histoire de cabale dont leur avait parlé le régisseur, mais ils revinrent bientôt à leur place en haussant les épaules et en traitant toute cette affaire de niaiserie. La première chose qu’ils virent en entrant fut, sur la tablette de l’appui-main, une boîte de bonbons anglais. Qui l’avait apportée là? Ils questionnèrent les ouvreuses. Mais personne ne put les renseigner. S’étant alors retournés à nouveau du côté de l’appui-main ils aperçurent, cette fois, à côté de la boîte de bonbons anglais, une lorgnette. Ils se regardèrent. Ils n’avaient pas envie de rire. Tout ce que leur avait dit Mme Giry leur revenait à la mémoire… et puis… il leur semblait qu’il y avait autour d’eux comme un étrange courant d’air… Ils s’assirent en silence, réellement impressionnés.

La scène représentait le jardin de Marguerite…

Faites-lui mes aveux, Portez mes vœux…

Comme elle chantait ces deux premiers vers, son bouquet de roses et de lilas à la main, Christine, en relevant la tête, aperçut dans sa loge le vicomte de Chagny et, dès lors, il sembla à tous que sa voix était moins assurée, moins pure, moins cristalline qu’à l’ordinaire. Quelque chose qu’on ne savait pas, assourdissait, alourdissait son chant… Il y avait, là-dessous, du tremblement et de la crainte.

«Drôle de fille, fit remarquer presque tout haut un ami de la Carlotta placé à l’orchestre… L’autre soir, elle était divine et, aujourd’hui, la voilà qui chevrote. Pas d’expérience, pas de méthode!»

C’est en vous que j’ai foi,

Parlez pour moi.

Le vicomte se mit la tête dans les mains. Il pleurait. Le comte, derrière lui, mordait violemment la pointe de sa moustache, haussait les épaules et fronçait les sourcils. Pour qu’il traduisît par autant de signes extérieurs ses sentiments intimes, le comte, ordinairement si correct et si froid, devait, être furieux. Il l’était. Il avait vu son frère revenir d’un rapide et mystérieux voyage dans un état de santé alarmant. Les explications qui s’en étaient suivies n’avaient sans doute point eu la vertu de tranquilliser le comte qui, désireux de savoir à quoi s’en tenir, avait demandé un rendez-vous à Christine Daaé. Celle-ci avait eu l’audace de lui répondre qu’elle ne pouvait le recevoir, ni lui ni son frère. Il crut à un abominable calcul. Il ne pardonnait point à Christine de faire souffrir Raoul, mais surtout il ne pardonnait point à Raoul, de souffrir pour Christine. Ah! il avait eu bien tort de s’intéresser un instant à cette petite, dont le triomphe d’un soir restait pour tous incompréhensible.

Que la fleur sur sa bouche

Sache au moins déposer

Un doux baiser.

«Petite rouée, va», gronda le comte. Et il se demanda ce qu’elle voulait… ce qu’elle pouvait bien espérer… Elle était pure, on la disait sans ami, sans protecteur d’aucune sorte… cet Ange du Nord devait être roublard!

Raoul, lui, derrière ses mains, rideau qui cachait ses larmes d’enfant, ne songeait qu’à la lettre qu’il avait reçue, dès son retour à Paris où Christine était arrivée avant lui, s’étant sauvée de Perros comme une voleuse: «Mon cher ancien petit ami, il faut avoir le courage de ne plus me revoir, de ne plus me parler… si vous m’aimez un peu, faites cela pour moi, pour moi qui ne vous oublierai jamais… mon cher Raoul. Surtout, ne pénétrez plus jamais dans ma loge. Il y va de ma vie. Il y va de la vôtre. Votre petite Christine.»

Un tonnerre d’applaudissements… C’est la Carlotta qui fait son entrée.

L’acte du jardin se déroulait avec ses péripéties accoutumées.

Quand Marguerite eut fini de chanter l’air du Roi de Thulé, elle fut acclamée; elle le fut encore quand elle eut terminé l’air des bijoux:

Ah! je ris de me voir

Si belle en ce miroir…

Désormais, sûre d’elle, sûre de ses amis dans la salle, sûre de sa voix et de son succès, ne craignant plus rien, Carlotta se donna tout entière, avec ardeur, avec enthousiasme, avec ivresse. Son jeu n’eut plus aucune retenue ni aucune pudeur… Ce n’était plus Marguerite, c’était Carmen. On ne l’applaudit que davantage, et son duo avec Faust semblait lui préparer un nouveau succès, quand survint tout à coup… quelque chose d’effroyable.

Faust s’était agenouillé:

Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage

Sous la pâle clarté

Dont l’astre de la nuit, comme dans un nuage,

Caresse ta beauté.

Et Marguerite répondait:

Ô silence! Ô bonheur!

Ineffable mystère!

Enivrante langueur!