J’écoute!… Et je comprends cette voix solitaire
Qui chante dans mon cœur!
À ce moment donc… à ce moment juste… se produisit quelque chose… j’ai dit quelque chose d’effroyable…
… La salle, d’un seul mouvement, s’est levée… Dans leur loge, les deux directeurs ne peuvent retenir une exclamation d’horreur… Spectateurs et spectatrices se regardent comme pour se demander les uns aux autres l’explication d’un aussi inattendu phénomène… Le visage de la Carlotta exprime la plus atroce douleur, ses yeux semblent hantés par la folie. La pauvre femme s’est redressée, la bouche encore entrouverte, ayant fini de laisser passer «cette voix solitaire qui chantait dans son cœur…» Mais cette bouche ne chantait plus… elle n’osait plus une parole, plus un son…
Car cette bouche créée pour l’harmonie, cet instrument agile qui n’avait jamais failli, organe magnifique, générateur des plus belles sonorités, des plus difficiles accords, des plus molles modulations, des rythmes les plus ardents, sublime mécanique humaine à laquelle il ne manquait, pour être divine, que le feu du ciel qui, seul, donne la véritable émotion et soulève les âmes… cette bouche avait laissé passer…
De cette bouche s’était échappé…
… Un crapaud!
Ah! l’affreux, le hideux, le squameux, venimeux, écumeux, écumant, glapissant crapaud!…
Par où était-il entré? Comment s’était-il accroupi sur la langue? Les pattes de derrière repliées, pour bondir plus haut et plus loin, sournoisement, il était sorti du larynx, et… couac!
Couac! Couac!… Ah! le terrible couac!
Car vous pensez bien qu’il ne faut parler de crapaud qu’au figuré. On ne le voyait pas mais, par l’enfer! on l’entendait. Couac!
La salle en fut comme éclaboussée. Jamais batracien, au bord des mares retentissantes, n’avait déchiré la nuit d’un plus affreux couac.
Et certes, il était bien inattendu de tout le monde. La Carlotta n’en croyait encore ni sa gorge ni ses oreilles. La foudre, en tombant à ses pieds, l’eût moins étonnée que ce crapaud couaquant qui venait de sortir de sa bouche…
Et elle ne l’eût pas déshonorée. Tandis qu’il est bien entendu qu’un crapaud blotti sur la langue, déshonore toujours une chanteuse. Il y en a qui en sont mortes.
Mon Dieu! qui eût cru cela?… Elle chantait si tranquillement: «Et je comprends cette voix solitaire qui chante dans mon cœur!» Elle chantait sans effort, comme toujours, avec la même facilité que vous dites: «Bonjour, madame, comment vous portez-vous?»
On ne saurait nier qu’il existe des chanteuses présomptueuses, qui ont le grand tort de ne point mesurer leurs forces, et qui, dans leur orgueil, veulent atteindre, avec la faible voix que le Ciel leur départit, à des effets exceptionnels et lancer des notes qui leur ont été défendues en venant au monde. C’est alors que le Ciel, pour les punir, leur envoie, sans qu’elles le sachent, dans la bouche, un crapaud, un crapaud qui fait couac! Tout le monde sait cela. Mais personne ne pouvait admettre qu’une Carlotta, qui avait au moins deux octaves dans la voix, y eût encore un crapaud.
On ne pouvait avoir oublié ses contre-fa stridents, ses staccati inouïs dans La flûte enchantée. On se souvenait de Don Juan, où elle était Elvire et où elle remporta le plus retentissant triomphe, certain soir, en donnant elle-même le si bémol que ne pouvait donner sa camarade dona Anna. Alors, vraiment, que signifiait ce couac, au bout de cette tranquille, paisible, toute petite «voix solitaire qui chantait dans son cœur»?
Ça n’était pas naturel. Il y avait là-dessous du sortilège. Ce crapaud sentait le roussi. Pauvre, misérable, désespérée, anéantie Carlotta!…
Dans la salle, la rumeur grandissait. C’eût été une autre que la Carlotta à qui serait survenue semblable aventure, on l’eût huée! Mais avec celle-là, dont on connaissait le parfait instrument, on ne montrait point de colère, mais de la consternation et de l’effroi. Ainsi les hommes ont-ils dû subir cette sorte d’épouvante s’il en est qui ont assisté à la catastrophe qui brisa les bras de la Vénus de Milo!… et encore ont-ils pu voir le coup qui frappait… et comprendre…
Mais là? Ce crapaud était incompréhensible!…
Si bien qu’après quelques secondes passées à se demander si vraiment elle avait entendu elle-même, sortir de sa bouche même, cette note, – était-ce une note, ce son? – pouvait-on appeler cela un son? Un son, c’est encore de la musique – ce bruit infernal, elle voulut se persuader qu’il n’en avait rien été; qu’il y avait eu là, un instant, une illusion de son oreille, et non point une criminelle trahison de l’organe vocal…
Elle jeta, éperdue, les yeux autour d’elle comme pour chercher un refuge, une protection, ou plutôt l’assurance spontanée de l’innocence de sa voix. Ses doigts crispés s’étaient portés à sa gorge en un geste de défense et de protestation! Non! non! ce couac n’était pas à elle! Et il semblait bien que Carolus Fonta lui-même fût de cet avis, qui la regardait avec une expression inénarrable de stupéfaction enfantine et gigantesque. Car enfin, il était près d’elle, lui. Il ne l’avait pas quittée. Peut-être pourrait-il lui dire comment une pareille chose était arrivée! Non, il ne le pouvait pas! Ses yeux étaient stupidement rivés à la bouche de la Carlotta comme les yeux des tout petits considérant le chapeau inépuisable du prestidigitateur. Comment une si petite bouche avait-elle pu contenir un si grand couac?
Tout cela, crapaud, couac, émotion, terreur, rumeur de la salle, confusion de la scène, des coulisses, – quelques comparses montraient des têtes effarées, – tout cela que je vous décris dans le détail dura quelques secondes.
Quelques secondes affreuses qui parurent surtout interminables aux deux directeurs là-haut, dans la loge n° 5. Moncharmin et Richard étaient très pâles. Cet épisode inouï et qui restait inexplicable les remplissait d’une angoisse d’autant plus mystérieuse qu’ils étaient depuis un instant sous l’influence directe du fantôme.
Ils avaient senti son souffle. Quelques cheveux de Moncharmin s’étaient dressés sous ce souffle-là… Et Richard avait passé son mouchoir sur son front en sueur… Oui, il était là… autour d’eux… derrière eux, à côté d’eux, ils le sentaient sans le voir!… Ils entendaient sa respiration… et si près d’eux, si près d’eux!… On sait quand quelqu’un est présent… Eh bien, ils savaient maintenant!… ils étaient sûrs d’être trois dans la loge… Ils en tremblaient… Ils avaient l’idée de fuir… Ils n’osaient pas… Ils n’osaient pas faire un mouvement, échanger une parole qui eût pu apprendre au fantôme qu’ils savaient qu’il était là… Qu’allait-il arriver? Qu’allait-il se produire?
Se produisit le couac! Au-dessus de tous les bruits de la salle on entendit leur double exclamation d’horreur. Ils se sentaient sous les coups du fantôme. Penchés au-dessus de la loge, ils regardaient la Carlotta comme s’ils ne la reconnaissaient plus. Cette fille de l’enfer devait avoir donné avec son couac le signal de quelque catastrophe. Ah! la catastrophe, ils l’attendaient! Le fantôme la leur avait promise! La salle était maudite! Leur double poitrine directoriale haletait déjà sous le poids de la catastrophe. On entendit la voix étranglée de Richard qui criait à la Carlotta: «Eh bien! continuez!»
Non! La Carlotta ne continua pas… Elle recommença bravement, héroïquement, le vers fatal au bout duquel était apparu le crapaud.