À chaque instant, le domino noir se retournait et il lui sembla sans doute, par deux fois, apercevoir quelque chose qui l’épouvantait, car il précipita encore sa marche et celle de Raoul comme s’ils étaient poursuivis.
Ainsi, montèrent-ils deux étages. Là, les escaliers, les couloirs étaient à peu près déserts. Le domino noir poussa la porte d’une loge et fit signe au domino blanc d’y pénétrer derrière lui. Christine (car c’était bien elle, il put encore la reconnaître à sa voix), Christine ferma aussitôt sur lui la porte de la loge en lui recommandant à voix basse de rester dans la partie arrière de cette loge et de ne se point montrer. Raoul retira son masque. Christine garda le sien. Et comme le jeune homme allait prier la chanteuse de s’en défaire, il fut tout à fait étonné de la voir se pencher contre la cloison et écouter attentivement ce qui se passait à côté. Puis elle entrouvrit la porte et regarda dans le couloir en disant à voix basse: «Il doit être monté au-dessus, dans la «loge des Aveugles!»… Soudain elle s’écria: «Il redescend!»
Elle voulut refermer la porte mais Raoul s’y opposa, car il avait vu sur la marche la plus élevée de l’escalier qui montait à l’étage supérieur se poser un pied rouge, et puis un autre… et lentement, majestueusement, descendit tout le vêtement écarlate de la Mort rouge. Et il revit la tête de mort de Perros-Guirec.
«C’est lui! s’écria-t-il… Cette fois, il ne m’échappera pas!…»
Mais Christine avait refermé la porte dans le moment que Raoul s’élançait. Il voulut l’écarter de son chemin…
«Qui donc, lui? demanda-t-elle d’une voix toute changée… qui donc ne vous échappera pas?… «
Brutalement, Raoul essaya de vaincre la résistance de la jeune fille, mais elle le repoussait avec une force inattendue… Il comprit ou crut comprendre et devint furieux tout de suite.
«Qui donc? fit-il avec rage… Mais lui? l’homme qui se dissimule sous cette hideuse image mortuaire!… le mauvais génie du cimetière de Perros!… la Mort rouge!… Enfin, votre ami, madame… Votre Ange de la musique! Mais je lui arracherai son masque du visage, comme j’arracherai le mien, et nous nous regarderons, cette fois face à face, sans voile et sans mensonge, et je saurai qui vous aimez et qui vous aime!»
Il éclata d’un rire insensé, pendant que Christine, derrière son loup, faisait entendre un douloureux gémissement.
Elle étendit d’un geste tragique ses deux bras, qui mirent une barrière de chair blanche sur la porte.
«Au nom de notre amour, Raoul, vous ne passerez pas!…»
Il s’arrêta. Qu’avait-elle dit?… Au nom de leur amour?… Mais jamais, jamais encore elle ne lui avait dit qu’elle l’aimait. Et cependant, les occasions ne lui avaient pas manqué!… Elle l’avait vu déjà assez malheureux, en larmes devant elle, implorant une bonne parole d’espoir qui n’était pas venue!… Elle l’avait vu malade, quasi mort de terreur et de froid après la nuit du cimetière de Perros? Était-elle seulement restée à ses côtés dans le moment qu’il avait le plus besoin de ses soins? Non! Elle s’était enfuie!… Et elle disait qu’elle l’aimait! Elle parlait «au nom de leur amour». Allons donc! Elle n’avait d’autre but que de le retarder quelques secondes… Il fallait laisser le temps à la Mort rouge de s’échapper… Leur amour? Elle mentait!…
Et il le lui dit, avec un accent de haine enfantine.
«Vous mentez, madame! car vous ne m’aimez pas, et vous ne m’avez jamais aimé! Il faut être un pauvre malheureux petit jeune homme comme moi pour se laisser jouer, pour se laisser berner comme je l’ai été! Pourquoi donc par votre attitude, par la joie de votre regard, par votre silence même, m’avoir, lors de notre première entrevue à Perros, permis tous les espoirs? – tous les honnêtes espoirs, madame, car je suis un honnête homme et je vous croyais une honnête femme, quand vous n’aviez que l’intention de vous moquer de moi! Hélas! vous vous êtes moquée de tout le monde! Vous avez honteusement abusé du cœur candide de votre bienfaitrice elle-même, qui continue cependant de croire à votre sincérité quand vous vous promenez au bal de l’Opéra, avec la Mort rouge!… Je vous méprise!…»
Et il pleura. Elle le laissait l’injurier. Elle ne pensait qu’à une chose: le retenir.
«Vous me demanderez un jour pardon de toutes ces vilaines paroles, Raoul, et je vous pardonnerai!…»
Il secoua la tête.
«Non! non! vous m’aviez rendu fou!… quand je pense que moi, je n’avais plus qu’un but dans la vie: donner mon nom à une jeune fille d’Opéra!…
– Raoul!… malheureux!…
– J’en mourrai de honte!
– Vivez, mon ami, fit la voix grave et altérée de Christine… et adieu!
– Adieu, Christine!…
– Adieu, Raoul!…»
Le jeune homme s’avança, d’un pas chancelant. Il osa encore un sarcasme:
«Oh! vous me permettrez bien de venir encore vous applaudir de temps en temps.
– Je ne chanterai plus, Raoul!…
– Vraiment, ajouta-t-il avec plus d’ironie encore… On vous crée des loisirs: mes compliments!… Mais on se reverra au Bois un de ces soirs!
– Ni au Bois, ni ailleurs, Raoul, vous ne me verrez plus…
– Pourrait-on savoir au moins à quelles ténèbres vous retournerez?… Pour quel enfer repartez-vous, mystérieuse madame?… ou pour quel paradis?…
– J’étais venue pour vous le dire… mon ami… mais je ne peux plus rien vous dire…
«… Vous ne me croiriez pas! Vous avez perdu foi en moi, Raoul, c’est fini!…»
Elle dit ce «C’est fini!» sur un ton si désespéré que le jeune homme en tressaillit et que le remords de sa cruauté commença de lui troubler l’âme.
«Mais enfin, s’écria-t-il… Nous direz-vous ce que signifie tout ceci!… Vous êtes libre, sans entrave… Vous vous promenez dans la ville… vous revêtez un domino pour courir le bal… Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous?… Qu’avez vous fait depuis quinze jours?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de l’Ange de la musique que vous avez racontée à la maman Valérius? quelqu’un a pu vous tromper, abuser de votre crédulité… J’en ai été moi-même le témoin à Perros… mais, maintenant vous savez à quoi vous en tenir!… Vous m’apparaissez fort sensée, Christine… Vous savez ce que vous faites!… et cependant la maman Valérius continue à vous attendre, en invoquant votre «bon génie»!… Expliquez-vous, Christine, je vous en prie!… D’autres y seraient trompés!… qu’est-ce que c’est que cette comédie?…»
Christine, simplement, ôta son masque et dit: «C’est une tragédie! mon ami…»
Raoul vit alors son visage et ne put retenir une exclamation de surprise et d’effroi. Les fraîches couleurs d’autrefois avaient disparu. Une pâleur mortelle s’étendait sur ces traits qu’il avait connus si charmants et si doux, reflets de la grâce paisible et de la conscience sans combat. Comme ils étaient tourmentés maintenant! Le sillon de la douleur les avait impitoyablement creusés et les beaux yeux clairs de Christine, autrefois limpides comme les lacs qui servaient d’yeux à la petite Lotte, apparaissaient ce soir d’une profondeur obscure, mystérieuse et insondable, et tout cernés d’une ombre effroyablement triste.