Quant à Mifroid, il regardait tour à tour les directeurs et Raoul et se demandait s’il ne s’était point égaré dans un asile d’aliénés. Il se passa la main dans les cheveux:
«Un fantôme, dit-il, qui, le même soir, enlève une chanteuse et vole vingt mille francs, est un fantôme bien occupé! Si vous le voulez bien, nous allons sérier les questions. La chanteuse d’abord, les vingt mille francs ensuite! Voyons, monsieur de Chagny, tâchons de parler sérieusement. Vous croyez que Mlle Christine Daaé a été enlevée par un individu nommé Érik. Vous le connaissez donc, cet individu? Vous l’avez vu?
– Oui, monsieur le commissaire.
– Où cela?
– Dans un cimetière.»
M. Mifroid sursauta, se reprit à contempler Raoul et dit:
«Évidemment!… c’est ordinairement là que l’on rencontre les fantômes. Et que faisiez-vous dans ce cimetière?
– Monsieur, dit Raoul, je me rends très bien compte de la bizarrerie de mes réponses et de l’effet qu’elles produisent sur vous. Mais je vous supplie de croire que j’ai toute ma raison. Il y va du salut de la personne qui m’est la plus chère au monde avec mon frère bien-aimé Philippe. Je voudrais vous convaincre en quelques mots, car l’heure presse et les minutes sont précieuses. Malheureusement, si je ne vous raconte point la plus étrange histoire qui soit, par le commencement, vous ne me croirez point. Je vais vous dire, monsieur le commissaire, tout ce que je sais sur le Fantôme de l’Opéra. Hélas! monsieur le commissaire, je ne sais pas grand-chose…
– Dites toujours! Dites toujours!» s’exclamèrent Richard et Moncharmin subitement très intéressés; malheureusement pour l’espoir qu’ils avaient conçu un instant d’apprendre quelque détail susceptible de les mettre sur la trace de leur mystificateur, ils durent bientôt se rendre à cette triste évidence que M. Raoul de Chagny avait complètement perdu la tête. Toute cette histoire de Perros-Guirec, de têtes de mort, de violon enchanté, ne pouvait avoir pris naissance que dans la cervelle détraquée d’un amoureux.
Il était visible, du reste, que M. le commissaire Mifroid partageait de plus en plus cette manière de voir, et certainement le magistrat eût mis fin à ces propos désordonnés, dont nous avons donné un aperçu dans la première partie de ce récit, si les circonstances, elles-mêmes, ne s’étaient chargées de les interrompre.
La porte venait de s’ouvrir et un individu singulièrement vêtu d’une vaste redingote noire et coiffé d’un chapeau haut de forme à la fois râpé et luisant, qui lui entrait jusqu’aux deux oreilles, fit son entrée. Il courut au commissaire et lui parla à voix basse. C’était quelque agent de la Sûreté sans doute qui venait rendre compte d’une mission pressée.
Pendant ce colloque, M. Mifroid ne quittait point Raoul des yeux.
Et enfin, s’adressant à lui, il dit:
«Monsieur, c’est assez parlé du fantôme. Nous allons parler un peu de vous, si vous n’y voyez aucun inconvénient; vous deviez enlever ce soir Mlle Christine Daaé?
– Oui, monsieur le commissaire.
– À la sortie du théâtre?
– Oui, monsieur le commissaire.
– Toutes vos dispositions étaient prises pour cela?
– Oui, monsieur le commissaire.
– La voiture qui vous a amené devait vous emporter tous les deux. Le cocher était prévenu… son itinéraire était tracé à l’avance… Mieux! Il devait trouver à chaque étape des chevaux tout frais…
– C’est vrai, monsieur le commissaire.
– Et cependant, votre voiture est toujours là, attendant vos ordres, du côté de la Rotonde, n’est-ce pas?
– Oui, monsieur le commissaire.
– Saviez-vous qu’il y avait, à côté de la vôtre, trois autres voitures?
– Je n’y ai point prêté la moindre attention…
– C’étaient celles de Mlle Sorelli, laquelle n’avait point trouvé de place dans la cour de l’administration; de la Carlotta et de votre frère, M. le comte de Chagny…
– C’est possible…
– Ce qui est certain, en revanche… c’est que, si votre propre équipage, celui de la Sorelli et celui de la Carlotta sont toujours à leur place, au long du trottoir de la Rotonde… celui de M. le comte de Chagny ne s’y trouve plus…
– Ceci n’a rien à voir, monsieur le commissaire…
– Pardon! M. le comte n’était-il pas opposé à votre mariage avec Mlle Daaé?
– Ceci ne saurait regarder que la famille.
– Vous m’avez répondu… il y était opposé… et c’est pourquoi vous enleviez Christine Daaé, loin des entreprises possibles de monsieur votre frère… Eh bien, monsieur de Chagny, permettez-moi de vous apprendre que votre frère a été plus prompt que vous!… C’est lui qui a enlevé Christine Daaé!
– Oh! gémit Raoul, en portant la main à son cœur, ce n’est pas possible… Vous êtes sûr de cela?
– Aussitôt après la disparition de l’artiste qui a été organisée avec des complicités qui nous resteront à établir, il s’est jeté dans sa voiture qui a fourni une course furibonde à travers Paris.
– À travers Paris? râla le pauvre Raoul… Qu’entendez vous par à travers Paris?
– Et hors de Paris…
– Hors de Paris… quelle route?
– La route de Bruxelles.»
Un cri rauque s’échappe de la bouche du malheureux jeune homme.
«Oh! s’écrie-t-il, je jure bien que je les rattraperai.» Et, en deux bonds, il fut hors du bureau.
«Et ramenez-nous-la, crie joyeusement le commissaire… Hein? Voilà un tuyau qui vaut bien celui de l’Ange de la musique!»
Sur quoi M. Mifroid se retourne sur son auditoire stupéfait et lui administre ce petit cours de police honnête mais nullement puériclass="underline"
«Je ne sais point du tout si c’est réellement M. le comte de Chagny qui a enlevé Christine Daaé… mais j’ai besoin de le savoir et je ne crois point qu’à cette heure nul mieux que le vicomte son frère ne désire me renseigner… En ce moment, il court, il vole! Il est mon principal auxiliaire! Tel est, messieurs, l’art que l’on croit si compliqué, de la police, et qui apparaît cependant si simple dès que l’on a découvert qu’il doit consister à faire faire cette police surtout par des gens qui n’en sont pas!»
Mais monsieur le commissaire de police Mifroid n’eût peut-être pas été si content de lui-même, s’il avait su que la course de son rapide messager avait été arrêtée dès l’entrée de celui-ci dans le premier corridor, vide cependant de la foule des curieux que l’on avait dispersée. Le corridor paraissait désert.
Cependant Raoul s’était vu barrer le chemin par une grande ombre.
«Où allez-vous si vite, monsieur de Chagny?» avait demandé l’ombre.
Raoul, impatienté, avait levé la tête et reconnu le bonnet d’astrakan de tout à l’heure. Il s’arrêta.
«C’est encore vous! s’écria-t-il d’une voix fébrile, vous qui connaissez les secrets d’Érik et qui ne voulez pas que j’en parle. Et qui donc êtes-vous?
– Vous le savez bien!… Je suis le Persan!» fit l’ombre.
XX Le vicomte et le Persan
Raoul se rappela alors que son frère, un soir de spectacle, lui avait montré ce vague personnage dont on ignorait tout, une fois qu’on avait dit de lui qu’il était un Persan, et qu’il habitait un vieux petit appartement dans la rue de Rivoli.