Au bout de quelques secondes de cette course, qui leur parut de longues, longues minutes, ils s’arrêtèrent.
«Pourtant, dit le Persan, il vient rarement par ici! Ce côté-ci ne le regarde pas!… Ce côté-ci ne conduit pas au Lac ni à la demeure du Lac!… Mais il sait peut-être que nous sommes à ses trousses!… bien que je lui aie promis de le laisser tranquille désormais et de ne plus m’occuper de ses histoires.»
Ce disant, il tourna la tête, et Raoul aussi tourna la tête.
Or, ils aperçurent encore la tête en feu derrière leurs deux têtes. Elle les avait suivis… Et elle avait dû courir aussi et peut-être plus vite qu’eux, car il leur parut qu’elle s’était rapprochée.
En même temps, ils commencèrent à distinguer un certain bruit dont il leur était impossible de deviner la nature; ils se rendirent simplement compte que ce bruit semblait se déplacer et se rapprocher avec la flamme-figure-d’homme. C’étaient des grincements ou plutôt crissements, comme si des milliers d’ongles se fussent éraillés au tableau noir, bruit effroyablement insupportable qui est encore produit quelquefois par une petite pierre à l’intérieur du bâton de craie qui vient grincer contre le tableau noir.
Ils reculèrent encore, mais la figure-flamme avançait, avançait toujours, gagnant sur eux. On pouvait voir très bien ses traits maintenant. Les yeux étaient tout ronds et fixes, le nez un peu de travers et la bouche grande avec une lèvre inférieure en demi-cercle, pendante; à peu près comme les yeux, le nez et la lèvre de la lune, quand la lune est toute rouge, couleur de sang.
Comment cette lune rouge glissait-elle dans les ténèbres, à hauteur d’homme sans point d’appui, sans corps pour la supporter, du moins apparemment? Et comment allait-elle si vite, tout droit, avec ses yeux fixes, si fixes? Et tout ce grincement, craquement, crissement qu’elle traînait avec elle, d’où venait-il?
À un moment, le Persan et Raoul ne purent plus reculer et ils s’aplatirent contre la muraille, ne sachant ce qu’il allait advenir d’eux à cause de cette figure incompréhensible de feu et surtout, maintenant, du bruit plus intense, plus grouillant, plus vivant, très «nombreux», car certainement ce bruit était fait de centaines de petits bruits qui remuaient dans les ténèbres, sous la tête-flamme.
Elle avance, la tête-flamme… la voilà! avec son bruit!… la voilà à hauteur!…
Et les deux compagnons, aplatis contre la muraille, sentent leurs cheveux se dresser d’horreur sur leurs têtes, car ils savent maintenant d’où viennent les mille bruits. Ils viennent en troupe, roulés dans l’ombre par d’innombrables petits flots pressés, plus rapides que les flots qui trottent sur le sable, à la marée montante, des petits flots de nuit qui moutonnent sous la lune, sous la lune-tête-flamme.
Et les petits flots leur passent dans les jambes, leur montent dans les jambes, irrésistiblement. Alors, Raoul et le Persan ne peuvent plus retenir leurs cris d’horreur, d’épouvante et de douleur.
Ils ne peuvent plus, non plus, continuer de tenir leurs mains à hauteur de l’œil, – tenue du duel au pistolet à cette époque, avant le commandement de: «Feu!» – Leurs mains descendent à leurs jambes pour repousser les petits îlots luisants, et qui roulent des petites choses aiguës, des flots qui sont pleins de pattes, et d’ongles, et de griffes, et de dents.
Oui, oui, Raoul et le Persan sont prêts à s’évanouir comme le lieutenant de pompiers Papin. Mais la tête-feu s’est retournée vers eux à leur hurlement. Et elle leur parle:
«Ne bougez pas! Ne bougez pas!… Surtout, ne me suivez pas!… C’est moi le tueur de rats!… Laissez-moi passer avec mes rats!…»
Et brusquement, la tête-feu disparaît, évanouie dans les ténèbres, cependant que devant elle le couloir, au loin s’éclaire, simple résultat de la manœuvre que le tueur de rats vient de faire subir à sa lanterne sourde. Tout à l’heure, pour ne point effaroucher les rats devant lui, il avait tourné sa lanterne sourde sur lui-même, illuminant sa propre tête; maintenant, pour hâter sa fuite, il éclaire l’espace noir devant elle… Alors il bondit, entraînant avec lui tous les flots de rats, grimpants, crissants, tous les mille bruits…
Le Persan et Raoul, libérés, respirent, quoique tremblants encore.
«J’aurais dû me rappeler qu’Érik m’avait parlé du tueur de rats, fit le Persan, mais il ne m’avait pas dit qu’il se présentait sous cet aspect… et c’est bizarre que je ne l’aie jamais rencontré. [7]
«Ah! j’ai bien cru que c’était encore là l’un des tours du monstre!… soupira-t-il… Mais non, il ne vient jamais dans ces parages!
– Nous sommes donc bien loin du lac? interrogea Raoul. Quand donc arriverons-nous, monsieur?… Allons au lac! Allons au lac!… Quand nous serons au lac nous appellerons, nous secouerons les murs, nous crierons!… Christine nous entendra!… Et Lui aussi nous entendra!… Et puisque vous le connaissez, nous lui parlerons!
– Enfant! fit le Persan… Nous n’entrerons jamais dans la demeure du Lac par le lac!
– Pourquoi cela?
– Parce que c’est là qu’il a accumulé toute sa défense… Moi-même je n’ai jamais pu aborder sur l’autre rive!… sur la rive de la maison!… Il faut traverser le lac d’abord… et il est bien gardé!… Je crains que plus d’un de ceux – anciens machinistes, vieux fermeurs de portes, – que l’on n’a jamais revus, n’aient simplement tenté de traverser le lac… C’est terrible… J’ai failli moi-même y rester… Si le monstre ne m’avait reconnu à temps!… Un conseil, monsieur, n’approchez jamais du lac… Et surtout, bouchez-vous les oreilles si vous entendez chanter la Voix sous l’eau, la voix de la Sirène.
– Mais alors, reprit Raoul dans un transport de fièvre, d’impatience et de rage, que faisons-nous ici?… Si vous ne pouvez rien pour Christine, laissez-moi au moins mourir pour elle.»
Le Persan essaya de calmer le jeune homme.
«Nous n’avons qu’un moyen de sauver Christine Daaé, croyez-moi, c’est de pénétrer dans cette demeure sans que le monstre s’en aperçoive.
– Nous pouvons espérer cela, monsieur?
– Eh! si je n’avais pas cet espoir-là, je ne serais pas venu vous chercher!
– Et par où peut-on entrer dans la demeure du Lac, sans passer par le lac?
– Par le troisième dessous, d’où nous avons été si malencontreusement chassés… monsieur, et où nous allons retourner de ce pas… Je vais vous dire, monsieur, fit le Persan, la voix soudain altérée… je vais vous dire l’endroit exact… Cela se trouve entre une ferme et un décor abandonné du Roi de Lahore, exactement, exactement à l’endroit où est mort Joseph Buquet…
– Ah! ce chef machiniste que l’on a trouvé pendu?
– Oui, monsieur, ajouta sur un singulier ton le Persan, et dont on n’a pu retrouver la corde!… Allons! du courage… et en route!… et remettez votre main en garde, monsieur… Mais où sommes-nous donc?»
Le Persan dut allumer à nouveau sa lanterne sourde. Il en dirigea le jet lumineux sur deux vastes corridors qui se croisaient à angle droit et dont les voûtes se perdaient à l’infini.
«Nous devons être, dit-il; dans la partie réservée plus particulièrement au service des eaux… Je n’aperçois aucun feu venant des calorifères.»
Il précéda Raoul, cherchant son chemin, s’arrêtant brusquement quand il redoutait le passage de quelque hydraulicien, puis ils eurent à se garer de la lueur d’une sorte de forge souterraine que l’on finissait d’éteindre et devant laquelle Raoul reconnut les démons entr’aperçus par Christine lors de son premier voyage au jour de sa première captivité.