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Il faut que je dise tout mon calcul. Je croyais que le monstre, chassé de sa demeure par la jalousie, me permettrait ainsi de pénétrer sans péril dans la maison du Lac, par le passage du troisième dessous. J’avais tout intérêt, pour tout le monde, à savoir exactement ce qu’il pouvait bien y avoir là-dedans! Un jour, fatigué d’attendre une occasion, je fis jouer la pierre et aussitôt j’entendis une musique formidable; le monstre travaillait, toutes portes ouvertes chez lui, à son Don Juan triomphant. Je savais que c’était là l’œuvre de sa vie. Je n’avais garde de bouger et je restai prudemment dans mon trou obscur. Il s’arrêta un moment de jouer et se prit à marcher à travers sa demeure, comme un fou. Et il dit tout haut, d’une voix retentissante: «Il faut que tout cela soit fini avant! Bien fini!» Cette parole n’était pas encore pour me rassurer et, comme la musique reprenait, je fermai la pierre tout doucement. Or, malgré cette pierre fermée, j’entendais encore un vague chant lointain, lointain, qui montait du fond de la terre, comme j’avais entendu le chant de la sirène monter du fond des eaux. Et je me rappelai les paroles de quelques machinistes dont on avait souri au moment de la mort de Joseph Buquet: «Il y avait autour du corps du pendu comme un bruit qui ressemblait au chant des morts.»

Le jour de l’enlèvement de Christine Daaé, je n’arrivai au théâtre qu’assez tard dans la soirée et tremblant d’apprendre de mauvaises nouvelles. J’avais passé une journée atroce, car je n’avais cessé, depuis la lecture d’un journal du matin annonçant le mariage de Christine et du vicomte de Chagny, de me demander si, après tout, je ne ferais pas mieux de dénoncer le monstre. Mais la raison me revint et je restai persuadé qu’une telle attitude ne pouvait que précipiter la catastrophe possible.

Quand ma voiture me déposa devant l’Opéra, je regardai ce monument comme si j’étais étonné, en vérité, de le voir encore debout!

Mais je suis, comme tout bon Oriental, un peu fataliste et j’entrai, m’attendant à tout!

L’enlèvement de Christine Daaé à l’acte de la prison, qui surprit naturellement tout le monde, me trouva préparé. C’était sûr qu’Érik l’avait escamotée, comme le roi des prestidigitateurs qu’il est, en vérité. Et je pensai bien que cette fois c’était la fin pour Christine et peut-être pour tout le monde.

Si bien qu’un moment je me demandai si je n’allais pas conseiller à tous ces gens, qui s’attardaient au théâtre, de se sauver. Mais encore je fus arrêté dans cette pensée de dénonciation, par la certitude où j’étais que l’on me prendrait pour un fou. Enfin, je n ignorais pas que si, par exemple. je criais pour faire sortir tous ces gens: «Au feu!» je pouvais être la cause d’une catastrophe, étouffements dans la fuite, piétinements, luttes sauvages. – pire que la catastrophe elle-même.

Toutefois, je me résolus à agir sans plus tarder, personnellement. Le moment me semblait, du reste, propice. J’avais beaucoup de chances pour qu’Érik ne songeât, à cette heure, qu’à sa captive. Il fallait en profiter pour pénétrer dans sa demeure par le troisième dessous et je pensai, pour cette entreprise, à m’adjoindre ce pauvre petit désespéré de vicomte, qui, au premier mot, accepta avec une confiance en moi qui me toucha profondément; j’avais envoyé chercher mes pistolets par mon domestique. Darius nous rejoignit avec la boite dans la loge de Christine. Je donnai un pistolet au vicomte et lui conseillai d’être prêt à tirer comme moi-même, car, après tout, Érik pouvait nous attendre derrière le mur. Nous devions passer par le chemin des communards et par la trappe.

Le petit vicomte m’avait demandé, en apercevant mes pistolets, si nous allions nous battre en duel? Certes! et je dis: Quel duel! Mais je n’eus le temps, bien entendu, de rien lui expliquer. Le petit vicomte est brave, mais tout de même il ignorait à peu près tout de son adversaire! Et c’était tant mieux!

Qu’est-ce qu’un duel avec le plus terrible des bretteurs à côté d’un combat avec le plus génial des prestidigitateurs? Moi-même, je me faisais difficilement à cette pensée que j’allais entrer en lutte avec un homme qui n’est visible au fond que lorsqu’il le veut et qui, en revanche, voit tout autour de lui, quand toute chose pour vous reste obscure!… Avec un homme dont la science bizarre, la subtilité, l’imagination et l’adresse lui permettent de disposer de toutes les forces naturelles, combinées pour créer à vos yeux ou à vos oreilles l’illusion qui vous perd!… Et cela, dans les dessous de l’Opéra, c’est-à-dire au pays même de la fantasmagorie! Peut-on imaginer cela sans frémir? Peut-on seulement avoir une idée de ce qui pourrait arriver aux yeux ou aux oreilles d’un habitant de l’Opéra, si on avait enfermé dans l’Opéra – dans ses cinq dessous et ses vingt-cinq dessus – un Robert Houdin féroce et «rigolo», tantôt qui se moque et tantôt qui hait! tantôt qui vide les poches et tantôt qui tue!… Pensez-vous à cela: «Combattre l’amateur de trappes?» – Mon Dieu! en a-t-il fabriqué chez nous, dans tous nos palais, de ces étonnantes trappes pivotantes qui sont les meilleures des trappes! – Combattre l’amateur de trappes au pays des trappes!…

Si mon espoir était qu’il n’avait point quitté Christine Daaé dans cette demeure du Lac où il avait dû la transporter, une fois encore, évanouie, ma terreur était qu’il fût déjà quelque part autour de nous, préparant le lacet du Pendjab.

Nul mieux que lui ne sait lancer le lacet du Pendjab et il est le prince des étrangleurs comme il est le roi des prestidigitateurs. Quand il avait fini de faire rire la petite sultane, au temps des heures roses de Mazenderan, celle-ci demandait elle-même à ce qu’il s’amusât à la faire frissonner. Et il n’avait rien trouvé de mieux que le jeu du lacet du Pendjab. Érik qui avait séjourné dans l’Inde, en était revenu avec une adresse incroyable à étrangler. Il se faisait enfermer dans une cour où l’on amenait un guerrier, – le plus souvent un condamné à mort – armé d’une longue pique et d’une large épée. Érik, lui, n’avait que son lacet, et c’était toujours dans le moment que le guerrier croyait abattre Érik d’un coup formidable, que l’on entendait le lacet siffler. D’un coup de poignet, Érik avait serré le mince lasso au col de son ennemi, et il le traînait aussitôt devant la petite sultane et ses femmes qui regardaient à une fenêtre et applaudissaient. La petite sultane apprit, elle aussi, à lancer le lacet du Pendjab et tua ainsi plusieurs de ses femmes et même de ses amies en visite. Mais je préfère quitter ce sujet terrible des heures roses de Mazenderan. Si j’en ai parlé, c’est que je dus, étant arrivé avec le vicomte de Chagny dans les dessous de l’Opéra, mettre en garde mon compagnon contre une possibilité toujours menaçante autour de nous, d’étranglement. Certes! une fois dans les dessous, mes pistolets ne pouvaient plus nous servir à rien, car j’étais bien sûr que du moment qu’il ne s’était point opposé du premier coup à notre entrée dans le chemin des communards, Érik ne se laisserait plus voir. Mais il pouvait toujours nous étrangler. Je n’eus point le temps d’expliquer tout cela au vicomte et même je ne sais si, ayant disposé de ce temps, j’en aurais usé pour lui raconter qu’il y avait quelque part, dans l’ombre, un lacet du Pendjab prêt à siffler. C’était bien inutile de compliquer la situation et je me bornai à conseiller à M. de Chagny de tenir toujours sa main à hauteur de l’œil, le bras replié dans la position du tireur au pistolet qui attend le commandement de «feu». Dans cette position, il est impossible, même au plus adroit étrangleur, de lancer utilement le lacet du Pendjab. En même temps que le cou, il vous prend le bras ou la main et ainsi ce lacet, que l’on peut facilement délacer, devient inoffensif.