Il fallait voir le frémissement qui l’agitait quand il me dépeignait son réveil dans la pénombre inquiétante de la chambre Louis-Philippe… après le drame des eaux… Et voici la fin de cette terrible histoire, telle qu’il me l’a racontée de façon à compléter le récit écrit qu’il avait bien voulu me confier:
En ouvrant les yeux, le daroga s’était vu étendu sur un lit… M. de Chagny était couché sur un canapé, à côté de l’armoire à glace. Un ange et un démon veillaient sur eux…
Après les mirages et illusions de la chambre des supplices, la précision des détails bourgeois de cette petite pièce tranquille, semblait avoir été encore inventée dans le dessein de dérouter l’esprit du mortel assez téméraire pour s’égarer dans ce domaine du cauchemar vivant. Ce lit-bateau, ces chaises d’acajou ciré, cette commode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carrés de dentelle au crochet étaient placés sur le dos des fauteuils, la pendule et de chaque côté de la cheminée les petits coffrets à l’apparence si inoffensive… enfin, cette étagère garnie de coquillages, de pelotes rouges pour les épingles, de bateaux en nacre et d’un énorme œuf d’autruche… le tout éclairé discrètement par une lampe à abat-jour posée sur un guéridon… tout ce mobilier qui était d’une laideur ménagère touchante, si paisible, si raisonnable au fond des caves de l’Opéra, déconcertait l’imagination plus que toutes les fantasmagories passées.
Et l’ombre de l’homme au masque, dans ce petit cadre vieillot, précis et propret, n’en apparaissait que plus formidable. Elle se courba jusqu’à l’oreille du Persan et lui dit à voix basse:
«Ça va mieux, daroga?… Tu regardes mon mobilier?… C’est tout ce qui me reste de ma pauvre misérable mère…»
Il lui dit encore des choses qu’il ne se rappelait plus; mais – et cela lui paraissait bien singulier – le Persan avait le souvenir précis que, pendant cette vision surannée de la chambre Louis-Philippe seul Érik parlait. Christine Daaé ne disait pas un mot; elle se déplaçait sans bruit et comme une Sœur de charité qui aurait fait vœu de silence… Elle apportait dans une tasse un cordial… ou du thé fumant… L’homme au masque la lui prenait des mains et la tendait au Persan.
Quant à M. de Chagny, il dormait…
Érik dit en versant un peu de rhum dans la tasse du daroga et en lui montrant le vicomte étendu:
«Il est revenu à lui bien avant que nous puissions savoir si vous seriez encore vivant un jour, daroga. Il va très bien… Il dort… Il ne faut pas le réveiller…»
Un instant, Érik quitta la chambre et le Persan, se soulevant sur son coude, regarda autour de lui… Il aperçut, assise au coin de la cheminée, la silhouette blanche de Christine Daaé. Il lui adressa la parole… il l’appela… mais il était encore très faible et il retomba sur l’oreiller… Christine vint à lui, lui posa la main sur le front, puis s’éloigna… Et le Persan se rappela qu’alors, en s’en allant, elle n’eut pas un regard pour M. de Chagny qui, à côté, il est vrai, bien tranquillement dormait… et elle retourna s’asseoir dans son fauteuil, au coin de la cheminée, silencieuse comme une Sœur de charité qui a fait vœu de silence…
Érik revint avec de petits flacons qu’il déposa sur la cheminée. Et tout bas encore, pour ne pas éveiller M. de Chagny, il dit au Persan, après s’être assis à son chevet et lui avoir tâté le pouls:
«Maintenant, vous êtes sauvés tous les deux. Et je vais tantôt vous reconduire sur le dessus de la terre, pour faire plaisir à ma femme.»
Sur quoi il se leva, sans autre explication, et disparut encore.
Le Persan regardait maintenant le profil tranquille de Christine Daaé sous la lampe. Elle lisait dans un tout petit livre à tranche dorée comme on en voit aux livres religieux. L’Imitation a de ces éditions-là. Et le Persan avait encore dans l’oreille le ton naturel avec lequel l’autre avait dit: «Pour faire plaisir à ma femme…»
Tout doucement, le daroga appela encore, mais Christine devait lire très loin, car elle n’entendit pas…
Érik revint… fit boire au daroga une potion, après lui avoir recommandé de ne plus adresser une parole à «sa femme» ni à personne, parce que cela pouvait être très dangereux pour la santé de tout le monde.
À partir de ce moment, le Persan se souvient encore de l’ombre noire d’Érik et de la silhouette blanche de Christine qui glissaient toujours en silence à travers la chambre, se penchaient au-dessus de M. de Chagny. Le Persan était encore très faible et le moindre bruit, la porte de l’armoire à glace qui s’ouvrait en grinçant, par exemple, lui faisait mal à la tête… et puis il s’endormit comme M. de Chagny.
Cette fois, il ne devait plus se réveiller que chez lui, soigné par son fidèle Darius, qui lui apprit qu’on l’avait, la nuit précédente, trouvé contre la porte de son appartement, où il avait dû être transporté par un inconnu, lequel avait eu soin de sonner avant de s’éloigner.
Aussitôt que le daroga eut recouvré ses forces et sa responsabilité, il envoya demander des nouvelles du vicomte au domicile du comte Philippe.
Il lui fut répondu que le jeune homme n’avait pas reparu et que le comte Philippe était mort. On avait trouvé son cadavre sur la berge du lac de l’Opéra, du côté de la rue Scribe. Le Persan se rappela la messe funèbre à laquelle il avait assisté derrière le mur de la chambre des miroirs et il ne douta plus du crime ni du criminel. Sans peine, hélas! connaissant Érik, il reconstitua le drame. Après avoir cru que son frère avait enlevé Christine Daaé, Philippe s’était précipité à sa poursuite sur cette route de Bruxelles, où il savait que tout était préparé pour une telle aventure. N’y ayant point rencontré les jeunes gens, il était revenu à l’Opéra, s’était rappelé les étranges confidences de Raoul sur son fantastique rival, avait appris que le vicomte avait tout tenté pour pénétrer dans les dessous du théâtre et enfin qu’il avait disparu, laissant son chapeau dans la loge de la diva, à côté d’une boîte de pistolets. Et le comte, qui ne doutait plus de la folie de son frère, s’était à son tour lancé dans cet infernal labyrinthe souterrain. En fallait-il davantage, aux yeux du Persan, pour que l’on retrouvât le cadavre du comte sur la berge du lac, où veillait le chant de la sirène, la sirène d’Érik, cette concierge du lac des Morts?
Aussi le Persan n’hésita pas. Épouvanté de ce nouveau forfait, ne pouvant rester dans l’incertitude où il se trouvait relativement au sort définitif du vicomte et de Christine Daaé, il se décida à tout dire à la justice.
Or l’instruction de l’affaire avait été confiée à M. le juge Faure et c’est chez lui qu’il s’en alla frapper. On se doute de quelle sorte un esprit sceptique, terre à terre, superficiel (je le dis comme je le pense) et nullement préparé à une telle confidence, reçut la déposition du daroga. Celui-ci fut traité comme un fou.
Le Persan, désespérant de se faire jamais entendre, s’était mis alors à écrire. Puisque la justice ne voulait pas de son témoignage, la presse s’en emparerait peut-être, et il venait un soir de tracer la dernière ligne du récit que j’ai fidèlement rapporté ici quand son domestique Darius lui annonça un étranger qui n’avait point dit son nom, dont il était impossible de voir le visage et qui avait déclaré simplement qu’il ne quitterait la place qu’après avoir parlé au daroga.
Le Persan, pressentant immédiatement la personnalité de ce singulier visiteur, ordonna qu’on l’introduisît sur-le-champ.