— C’est là où le bât me blesse : il fait sa cour et présente la mule à la favorite. Vous saisissez, mon cher Nicolas, la fâcheuse posture où l’événement de la nuit dernière me place, outre la tristesse que me procure toute mauvaise administration des choses de la Ville. J’en serai réputé coupable, car le monde ignore que l’autorité sur cette fête m’avait été ôtée.
— Mais pourtant, le mariage du dauphin apparaît comme un succès achevé de Choiseul. Chacun y voit le couronnement de son œuvre, lui qui a toujours travaillé à cimenter l’alliance avec l’Autriche.
— Vous avez raison, mais rien n’est plus proche d’un précipice qu’un sommet. Vous savez maintenant le dessous des choses. Vous ignorez cependant qu’hier soir Sa Majesté et la favorite sont allées à Bellevue pour apercevoir depuis la terrasse du château le feu d’artifice de la Ville. Ils n’ont rien su du drame sur le moment. En revanche, la jeune dauphine et Mesdames[14] se sont rendues à Paris. Sur le Cours-la-Reine, elles admiraient la capitale illuminée lorsque des cris d’épouvante les ont mises en émoi. Les carrosses ont fait demi-tour avec la princesse éplorée...
Il se leva, vérifia l’assise de sa perruque et la réajusta des deux mains.
— Monsieur le commissaire, voici mes instructions que j’entends voir suivies à la lettre. Vous prendrez toutes dispositions et tous moyens nécessaires pour établir un mémoire sur les événements de la place Louis-XV, leur origine, les responsabilités, les fautes ou les ingérences éventuelles. Vous tâcherez de déterminer le bilan exact du drame. Vous ne vous laisserez arrêter par aucun obstacle, dussiez-vous rencontrer dans ce travail des oppositions, des tentatives d’obstruction ou même, car il faut compter sur le pire, des menaces contre votre vie. Vous ne rendrez compte qu’à moi-même. Dans le cas où je serais dans l’impossibilité, par une disgrâce inattendue, d’user de mon autorité ou de ma liberté, ou encore si la vie m’était brusquement ôtée, parlez-en en mon nom au roi, auprès duquel vous possédez les entrées nécessaires, puisque vous avez le privilège de chasser dans ses équipages. C’est un service personnel que je vous demande et que je vous saurais gré d’accomplir avec l’exactitude dont vous avez toujours fait preuve. Sur tout cela je requiers le secret le plus absolu.
— Monsieur, j’ai une demande à vous présenter.
— Que l’inspecteur Bourdeau vous assiste ? Accordé. Son passé plaide pour lui, c’est un tombeau.
— Je vous en remercie. Mais il s’agit d’autre chose...
M. de Sartine paraissait impatient, et Nicolas sentait qu’il ne souhaitait pas prolonger un entretien au cours duquel il avait dû laisser échapper quelques confidences et confesser un désarroi certain.
— Je vous écoute, mais faites vite.
— Vous connaissez mon ami, le docteur Semacgus, dit Nicolas. Il m’a assisté toute la nuit et, alors que nous passions en revue les victimes déposées au cimetière de la Madeleine, notre attention a été attirée par le corps d’une jeune femme qui semble n’avoir point été écrasée ou froissée dans la tourmente de cette nuit, mais bien étranglée. Je souhaiterais suivre cette affaire.
— Je m’y attendais ! Il m’eût étonné qu’au milieu de tant de morts vous ne réussissiez point à en extraire un pour votre dilection personnelle ! Pourquoi s’attacher à cette victime en particulier ?
— Il se pourrait, monsieur, qu’un désordre en dissimulât un autre. Qui sait ?
Sartine réfléchissait Nicolas eut le sentiment d’avoir touché une corde sensible.
— Suivre cette affaire, comment l’entendez-vous, monsieur le commissaire ?
— L’ouverture habituelle du corps par Sanson, à la Basse-Geôle. Il convient de déterminer s’il s’est agi d’une conséquence du désordre de la soirée ou d’un crime domestique[15]. Enfin, puis-je suggérer que cette enquête pourrait utilement servir de couverture à celle, plus discrète et générale, que vous me souhaitez voir mener sur le drame de la place Louis-XV ? L’arbre dissimulera la forêt.
Ce fut sans doute ce dernier argument qui emporta l’assentiment du lieutenant général de police.
— Vous présentez si habilement la chose que je ne la puis refuser. Plût au ciel qu’elle ne vous entraîne pas dans un de ces imbroglios criminels dont vous excellez à compliquer les arcanes et dont on ne sait jamais où ils risquent de nous conduire ! Sur ce, monsieur, je vous salue ; le roi et M. de Saint-Florentin m’attendent sans doute à Versailles, afin d’entendre les explications de celui qui est encore censé faire régner l’ordre dans la capitale du royaume.
Nicolas sourit intérieurement à cette antienne maintes fois entendue lorsqu’il forçait la main de Sartine pour s’engager dans une affaire. M. de Sartine pirouetta et sortit en hâte de sa bibliothèque, laissant Nicolas réfléchir aux propos étonnants qu’il venait de tenir et à la mission délicate dont il était désormais investi. Il demeura un instant immobile, le regard fixé dans le vide, puis il rejoignit les écuries au moment où un carrosse quittait l’hôtel à grand train. Rencogné dans l’angle de la portière, le profil aigu de son chef offrait l’image même de l’accablement. Jamais il ne l’avait vu dans pareil état, lui toujours si maître de ses émotions, et soucieux d’offrir un visage toujours égal à ses visiteurs. Pour le coup, l’angoisse le marquait, et ce n’était pas seulement, comme une impression superficielle aurait pu le laisser croire, par inquiétude pour sa carrière. Nicolas le connaissait trop bien pour le réduire à cette seule et égoïste préoccupation. Il le sentait meurtri de la décision du roi. Que celle-ci ait eu les conséquences fatales de la nuit accroissait encore son sentiment d’abandon et de profonde déréliction. Sa rébellion était légitime face à tout cet engrenage incohérent de causes et de raisons si étrangères à son sens du devoir et à son total dévouement à la personne de souverain qu’il servait avec abnégation depuis tant d’années. Sartine bénéficiait du privilège exorbitant d’un entretien hebdomadaire dans les petits appartements de Versailles et, souvent, dans ce cabinet si secret que ses proches eux-mêmes ignoraient où le roi travaillait au milieu des dépêches et des chiffres de ses agents. En une nuit, cet univers s’était écroulé comme un château de cartes. Mais c’était aussi l’image d’un chef infaillible, qui se défaisait pour laisser la place à celle d’un homme pitoyable et malheureux. Nicolas s’en trouva conforté dans sa volonté d’aboutir. Oui, il ferait l’impossible pour trouver les responsables d’une tragédie que l’administration normale de la cité aurait pu, dans son cours habituel, prévoir et éviter.
Il choisit un cheval fringant, un hongre alezan, jeune et curieux, qui tendait vers lui sa tête fine, et le fit seller par un valet. Les rues avaient repris un peu de leur animation, mais les visages étaient graves et des groupes se formaient. L’atmosphère, à l’image du temps, était à l’accablement. Nicolas sentit ses vêtements lui coller au corps tandis que sa monture elle-même exhalait une odeur forte de bête échauffée. L’orage menaçait et des nuages bleu ardoise grossissaient dans la perspective des rues. Il faisait presque nuit lorsqu’il s’engagea sous la voûte du Grand Châtelet. Au moment de remettre les rênes de son cheval au gamin dont c’était l’office, une voix connue le héla.