L’odeur du veau mijoté dans ses épices tira Nicolas de sa réflexion. Leur hôte posa avec délicatesse sa tourte dorée sur la table de bois inégal. Il disparut pour reparaître aussitôt avec un petit poêlon qui avait connu des jours meilleurs, tout culotté par les heures d’exposition et de mijotage au feu du potager. Un couteau pointu jaillit qui découpa prestement une petite calotte de pâte. Un léger flux de vapeur parfumée les environna. L’aubergiste fit couler doucement la sauce blanche dans cette ouverture, de telle manière que l’inondation onctueuse atteignit bientôt les moindres recoins de la tourte. Il posa son poêlon, reprit le plat et lui fit subir quelques lentes oscillations latérales avant de le reposer. Nicolas et Bourdeau se penchaient déjà quand il les arrêta.
— Tout doux, mes agneaux, laissez la sauce travailler et mortifier la viande chaude en la pénétrant de ses arômes. Notez, je dis pâté de poitrine de veau, mais j’ajoute, pour le moelleux et le grassouillet, un peu de tendron. Et la sauce ! Vous allez vous en pourlécher ! Ce n’est pas de ce misérable plâtre gâché à la va-vite par de calamiteux marmitons. Il faut des heures, messieurs, pour que la farine s’éclate, abandonne son rustique, se lie et se marie heureusement. Je suis un petit tripotier de rien, mais je travaille avec cœur comme mon arrière-grand-père, qui fut saucier de Gaston d’Orléans, sous le grand Cardinal.
Sans doute inspiré par ce glorieux souvenir, il les servit avec cérémonie. Le plat et ses saveurs étaient à la hauteur de cet exorde. La croûte chaude, croustillante de sucs de viande caramélisés aux arrondis, enveloppait avec suavité une viande tendre que la sauce nappait en y fondant les divers éléments du plat. Ils consacrèrent un long et délicieux moment à savourer une œuvre si simplement et éloquemment présentée. Les cerises cuites apportèrent un rafraîchissement acide et doux à la fois. Une agréable torpeur les envahit qu’une eau-de-vie, servie dans des bols en faïence par mesure de précaution, accrut encore. La police, béate, laissa passer cette entorse au règlement sans réagir. Leur hôte n’avait pas licence de servir de l’alcool, dont la vente était réservée à un autre corps de métier ; son modeste négoce lui permettait seulement la fourniture de petits vins au tonneau, mais non des bouteilles cachetées. Bourdeau, toujours attentif au moindre détail, s’avisa soudain que le tabac à priser leur manquait. C’était une vieille plaisanterie entre eux. L’ouverture des corps les conduisait chaque fois à recourir à cet expédient. Ils multipliaient les prises, filtrant ainsi les remugles de la décomposition qui empuantissaient l’atmosphère de la Basse-Geôle. L’hôte leur prêta avec obligeance deux pipes en terre réservées à ses pratiques et du tabac à proportion.
Ils rejoignirent le Grand Châtelet et gagnèrent la salle de la question qui jouxtait le greffe du tribunal criminel. C’était dans cette sombre salle ogivale, et sur l’une des tables de chêne, que se pratiquaient les ouvertures. L’opération était encore peu commune, si bien que les médecins ordinaires de la juridiction refusaient d’y recourir ou ne s’y résignaient que sur un ordre formel ;
et même dans ce cas, ils ne les exécutaient pas dans les règles, ce qui équivalait à rendre l’examen imparfait et totalement inutile du point de vue de l’instruction.
Un homme de l’âge de Nicolas, vêtu d’un habit couleur puce, en culotte et bas noirs, dépliait sur un petit établi une trousse de chirurgien. Les instruments étincelaient à la lumière des torches ; le jour ne pénétrait pas dans cette pièce dont les croisées à meneaux, munies de hottes en métal, ne laissaient transpirer aucun cri à l’extérieur de la forteresse. Charles Henri Sanson était une vieille connaissance de Nicolas, liée à ses premiers pas à Paris. Ils avaient commencé leur carrière à peu près en même temps. Tous deux servaient la justice du roi. Une sympathie inattendue — et inespérée pour le bourreau — avait porté le jeune commissaire vers cet homme mesuré, timide et d’une grande culture. Nicolas n’arrivait pas à l’imaginer en exécuteur des hautes œuvres et le considérait plutôt comme un médecin particulier du crime. Il savait qu’entraîné par l’héritage de son nom et de sa famille, le choix ne lui avait pas été laissé et qu’il s’était abandonné à un destin qui le contraignait à prendre une suite. Cependant, il accomplissait sa terrible tâche avec le souci d’un homme pitoyable. Sanson se retourna et son visage sérieux s’illumina en reconnaissant Nicolas et Bourdeau.
— Messieurs, dit-il, je vous salue et suis à votre disposition. Puis-je déplorer seulement que le plaisir de vous revoir ne me soit offert que par la tragédie de cette nuit ?
Ils se serrèrent la main selon une habitude à laquelle Sanson tenait plus que tout, comme si ce simple geste le réintégrait dans la communauté des vivants. Il sourit en les voyant allumer leurs pipes et tirer des bouffées odorantes. Semacgus fit soudain son entrée et son rire gaillard mit de la jovialité dans l’atmosphère pesante de la crypte. Les deux hommes de l’art déployèrent leurs instruments, qu’ils alignèrent soigneusement. Ils les examinaient un par un, vérifiant le tranchant des scalpels, ciseaux, stylets, couteaux droits et scies. Ils rassemblèrent aussi des aiguilles courbes, de la ficelle, des éponges, des érignes[17], un trépan, un coin et un marteau. Nicolas et Bourdeau étaient attentifs à leurs gestes précis. Enfin, tous se réunirent autour de la grande table où gisait le corps de l’inconnue. Sanson salua le commissaire et lui désigna le cadavre.
— Quand il vous plaira, monsieur.
— Nous sommes en présence d’un corps amené au cimetière de la Madeleine le jeudi 31 mai 1770, et présumé avoir péri dans la catastrophe de la rue Royale, commença Nicolas.
Bourdeau prenait en note le procès-verbal.
— Il a été remarqué par le commissaire Le Floch et l’inspecteur Bourdeau sur le coup de six heures. Leur attention a été attirée par des traces évidentes de strangulation sur le cou de la victime. Dans ces conditions, il a été ordonné de la transporter à la Basse-Geôle, où il a été procédé à...
Il consulta sa montre qu’il replaça avec soin dans le gousset de son habit.
— ... à la demie passée de douze heures du même jour à son ouverture par l’exécuteur des hautes œuvres de la vicomté et généralité de Paris, Charles Henri Sanson, et par Guillaume Semacgus, chirurgien de marine, en présence desdits commissaire et inspecteur. Il a d’abord été procédé à l’examen de la vêture et des objets appartenant à la victime. Une robe à dos flottant ouverte, au corsage en satin jaune paille de bonne qualité...