Sanson et Semacgus déshabillaient le corps au fur et à mesure que Nicolas parlait.
— ... Un corset en soie blanche, lequel fort ajusté et échancré sur les hanches, muni de baleines et lacé dans le dos...
Cette pièce comprimait tant le corps que Semacgus dut user d’un canif pour en trancher le lacet.
— ... Deux jupons, l’un de coton fin et l’autre de soie, avec deux poches cousues à l’intérieur du premier...
Il les fouilla.
— Vides. Des bas de fil gris. Point de chaussures. Aucun autre objet, ni bijoux, ni papiers, ni indices d’aucune sorte n’ont pu être relevés sur le corps. Seule...
Nicolas sortit de sa poche un mouchoir qu’il déplia avec soin. Il l’ouvrit.
— ... Seule une perle noire d’un minéral qui ressemble à l’obsidienne a été retrouvée dans la main crispée de la victime lors de la découverte du corps au cimetière de la Madeleine. D’apparence, on se trouve en présence d’une jeune fille d’environ une vingtaine d’années, de constitution gracile et ne portant aucune trace particulière, si ce n’est celles précédemment notées à la base du cou. La bouche est tordue et le visage crispé. La chevelure blonde est propre et particulièrement soignée. L’ensemble du corps est également propre. Messieurs, c’est maintenant à vous de procéder.
Nicolas s’était tourné vers Sanson et Semacgus. Les deux praticiens s’approchèrent et examinèrent avec une attention sourcilleuse le pauvre corps étendu. Ils le retournèrent, observèrent les teintes violacées du dos puis le remirent d’aplomb. En hochant la tête, Semacgus passa la main sur le ventre et regarda Sanson qui se pencha pour faire le même geste ; il saisit une sonde derrière lui pour une investigation plus intime.
— Cela ne fait aucun doute, en effet.
— Les indices sont éloquents, mon cher confrère, dit Semacgus. Nous en saurons plus après l’ouverture.
Nicolas leur jeta un regard interrogateur.
— Eh oui, dit Semacgus, votre pucelle ne l’était plus, et même tout laisse à penser qu’elle a déjà enfanté. Les constatations ultérieures nous confirmeront le fait.
Le bourreau hocha la tête à son tour.
— C’est sans discussion. La disparition de l’hymen nous le prouve, encore que pour certains auteurs l’argument ne soit pas infaillible. De plus, la fourchette est déchirée comme presque toujours chez les femmes qui ont eu un enfant.
Il se pencha à nouveau sur le corps.
— Gravis odor puerperii. L’erreur n’est pas possible, la délivrance ne date que de quelques jours, peut-être moins. Et ces vergetures sur le ventre montrent qu’il a été fort distendu.
— Sans compter, ajouta Semacgus en la désignant du doigt, cette ligne brunâtre qui va du pubis vers l’ombilic. Quant aux seins et à leur gonflement, ils sont éloquents. Il nous reste à passer à la revue de détail. Tenez-lui la tête bien tendue.
— Remarquez, dit Sanson, que l’articulation avec la première vertèbre cervicale ne jouit point d’une mobilité normale.
Nicolas se crispait à la vue du scalpel entamant les chairs. C’était chaque fois la même chose : difficile au début, on tirait désespérément sur sa pipe ou on prisait avec frénésie, et puis, le métier l’emportait peu à peu sur l’horreur du spectacle. La curiosité raffermissait une volonté pressée d’aboutir, d’éclairer, de comprendre les zones obscures d’une affaire. Ce corps n’était plus un être qui avait vécu, mais le but d’un travail précis, obstiné, délicat, avec ses bruits étranges et ses couleurs que le stylet ou la sonde découvrait soudain. Un monde inconnu de mécanique animale apparaissait, offrant, comme boucherie à l’étal, le théâtre intérieur d’une vie avant que la corruption des chairs ne vînt tout emporter.
Sans échanger un seul mot, se montrant les choses et se comprenant par le regard, le bourreau et le chirurgien de marine procédaient. Au bout d’un long moment, ils remirent tout en place. Les incisions furent cousues à grands points, le corps fut nettoyé et enveloppé dans un grand drap qui, une fois clos, fut scellé de pain à cacheter par le commissaire. Quand tout fut achevé, ils se passèrent les mains au vinaigre et, après se les être soigneusement séchées, demeurèrent silencieux ; aucun ne se décidait à parler.
— Monsieur, dit enfin Semacgus, vous êtes ici chez vous. Je n’empiéterais point sur votre juridiction.
— Officieuse, monsieur, officieuse. Je consens, mais faites-moi la grâce de compléter mes propos sans hésiter à m’interrompre.
Semacgus salua.
— Je n’y manquerai pas, avec votre autorisation.
Sanson prit cet air modeste et composé que Nicolas comparait à l’attitude de quelque prédicateur de carême.
— Je connais, monsieur le commissaire, votre souci d’aller vite et d’obtenir les informations les plus nécessaires à votre enquête. Je crois que vous serez bon marchand[18] de ce que nous avons pu constater. J’irai donc à l’essentiel.
Il prit une inspiration et se croisa les mains.
— Nous sommes en présence d’un individu de sexe féminin, d’environ une vingtaine d’années...
— Fort jolie au demeurant, murmura Semacgus.
— Primo, nous avons constaté qu’elle avait été étranglée. L’état de sa trachée, les contusions et hématomes internes dus aux épanchements sanguins, tout nous l’indique avec certitude. Secundo, la victime est accouchée récemment, sans que nous puissions vous fixer un délai précis.
— Il n’excède sans doute pas deux ou trois jours, ajouta Semacgus. C’est l’état des organes, des seins et d’autres détails dont je vous épargnerai la description qui nous le font affirmer.
— Enfin, tertio, il est difficile de se prononcer sur l’heure du décès. Cependant, l’état du cadavre m’incite à envisager, avec prudence, une possibilité crédible entre sept et huit heures dans la soirée d’hier.
— De plus, dit Semacgus, en nettoyant le corps, nous avons retrouvé... quelques vestiges de foin.
Il ouvrit la main qui les tenait. Nicolas s’en empara et ils rejoignirent dans son mouchoir la mystérieuse perle noire. Il interrogea :
— À quels endroits les avez-vous recueillis ?
— Un peu partout, et surtout dans les cheveux, ce qui fait qu’on ne les remarquait pas, vu la blondeur du sujet et sa chevelure abondante.
Nicolas réfléchissait. Comme toujours il souhaitait aller au bout des choses, résolu au besoin à se faire l’avocat du diable.
— Peut-on imaginer, même si l’heure du décès probable précède de beaucoup le drame de la place Louis-XV, que vous vous soyez trompés — pardonnez-moi —, et que la blessure au cou, cause apparente de la mort, ait pu être occasionnée en dégageant le corps ?
— Nous sommes formels, répondit Sanson. La blessure est antérieure à la mort, elle en a été la cause assurée. Je ne vous assommerai pas de détails, mais des évidences sont là, incontournables. Et le vêtement est intact, ce qui dans le cas contraire ne serait pas recevable.