— D’autant plus, renchérit Semacgus, que, dans cette hypothèse, l’expression du visage et la présence de sang noir dans les poumons ne s’expliqueraient pas.
— L’accouchement vous paraît-il avoir été normal ? intervint Bourdeau. En d’autres termes, peut-on supposer des manœuvres abortives ?
— Difficile à dire. Les plis de la peau de l’abdomen apparaissent, sans conteste, semblables à ceux que l’on rencontre chez une femme ayant accouché. Il reste que les signes consécutifs de l’avortement tardif sont en général les mêmes que ceux de l’accouchement, et d’autant plus marqués que le terme de la grossesse est avancé.
— Alors, conclut Bourdeau, rien ne prouve qu’il n’y a pas eu avortement tardif ?
— Rien, en effet, dit Sanson.
Nicolas se mit à penser tout haut.
— Avons-nous eu raison de déplacer ce cadavre et d’entamer cette procédure officieuse ? L’eussions-nous laissé là où nous l’avons trouvé, une bonne surveillance avec des mouches sagaces aurait permis, au bout du compte, de constater qu’une famille le reconnaissait. Peut-être avons-nous dérangé l’ordre normal des choses et cela peut compliquer notre tâche...
Bourdeau le rassura.
— Et nous serions arrivés avec notre accusation ! La famille aurait fait du carillon ! Adieu l’ouverture ! On nous aurait rebattu par a plus b qu’elle était morte écrasée dans la tourmente. Et de surcroît, nous aurions ignoré qu’elle avait enfanté, cette pauvre innocente ! J’aime mieux la vérité que je trouve que celle qu’on veut me faire accroire.
Cette vigoureuse sortie dissipa les incertitudes de Nicolas.
— Et puis, conclut Bourdeau, comme aurait dit mon père qui était valet de chiens à la vautrait[19] du roi, nous voilà armés pour ne pas prendre les coupables à contre-angle[20]. Quoi qu’il y ait apparence que l’enquête ne sera pas aisée.
— Mes amis, dit Nicolas, comment vous remercier de tant de science si utile et des lumières que vous avez jetées sur ce cas ? Vous savez, ajouta-t-il à l’intention de Sanson, que M. de Noblecourt vous a depuis longtemps prié à souper, et cela fait bien longtemps que vous lui refusez.
— Monsieur Nicolas, dit Sanson, le simple fait qu’il y ait pensé me fait honneur et me remplit de joie et de reconnaissance. Peut-être un temps viendra-t-il où j’accepterai.
Ils laissèrent Semacgus et Monsieur de Paris, lancés dans une discussion animée sur les mérites comparés de Becker[21] et de Bauzmann[22], deux précurseurs de la nouvelle médecine criminelle. Le commissaire et son adjoint demeurèrent pensifs et silencieux jusque sous la voûte du Grand Châtelet. L’orage avait fini par éclater et des ruisseaux d’eau boueuse transportant des ordures inondaient la chaussée. Bourdeau sentit que quelque chose troublait Nicolas.
— Je m’interroge sur les raisons que pouvait avoir cette jeune femme de lacer si étroitement son corset, finit par dire le commissaire.
III
AUX DEUX CASTORS
Le temps passé n’est plus, l’autre encore n’est pas
Et le présent languit entre vie et trépas.
Nicolas siffla un fiacre. Il convenait désormais de retourner place Louis-XV et, plus précisément, là où les corps étaient recueillis, afin de retrouver une famille éplorée à la recherche d’une jeune fille ou d’une jeune femme, encore que le cadavre gisant dans son sac à la Basse-Geôle ne portât aucune alliance.
Leur voiture rejoignit par les quais la rue Saint-Honoré en empruntant les sentines des rues du Petit-Bourbon et des Poulies, qui longeaient le vieux Louvre. Nicolas considérait ces amas infects de masures voisines du palais des rois et propices à toutes les maladies du corps et de l’esprit.
Dans sa partie occidentale, la rue Saint-Honoré offrait une longue suite de boutiques de mode dont les décrets régnaient sur les élégances de la ville. Chaque nouvelle saison, les maîtres artisans de ce négoce de luxe expédiaient dans les royaumes du Nord, jusqu’à la lointaine Moscovie et, au sud, jusqu’à l’intérieur même du sérail du Grand Turc, des poupées de porcelaine, perruquées des coiffures à la mode et habillées soigneusement de plusieurs trousseaux de nouveautés. L’autre partie de la rue vers la Halle était consacrée à des plaisirs plus matériels. L’hôtel d’Aligre, temple fameux de la gourmandise, ouvert un an auparavant, offrait une devanture tapissée de jambons et d’andouilles. Bourdeau lui avait fait goûter un soir un nouveau « ragoût » à la mode, la choucroute de Strasbourg. Ce plat, depuis peu recherché, avait reçu ses lettres de noblesse de la Faculté qui le disait « rafraîchissant, combattant le scorbut, produisant un chyle épuré qui procure un sang tempéré et vermeil ». Les truites au bleu de l’établissement arrivaient directement de Genève dans leur court-bouillon, et l’on murmurait — M. de La Borde le lui avait confirmé — que le roi lui-même retardait parfois son dîner quand cette poste spéciale tardait à parvenir à Versailles.
Mais déjà les toits d’ardoise mouillés du couvent des Capucins, près de l’Orangerie, jetaient des reflets gris à leur gauche. Le fiacre obliqua vers la rue de Chevilly, emprunta un moment celle de Suresnes pour toucher enfin le cimetière de la paroisse de la Madeleine. Il ralentissait de plus en plus, gêné par l’afflux d’une foule morne et dense qui se pressait en silence face à un cordon de gardes françaises qui interdisait l’accès de la paroisse et de ses dépendances. Nicolas frappa d’un coup de poing le devant de la caisse pour faire arrêter le véhicule, et descendit. Un homme en robe noire de magistrat dans lequel il reconnut M. Mutel, commissaire du quartier du Palais-Royal, s’avança pour lui serrer la main. À ses côtés, deux hommes s’inclinèrent. L’un était M. Puissant, chargé des spectacles et de l’illumination à la lieutenance générale de police ; l’autre M. Hochet de La Terrie, son adjoint — de vieilles connaissances.
— Mon cher confrère, dit Mutel. Ces messieurs, avec mon aide, sont chargés de mettre un peu d’ordre dans la reconnaissance des corps. L’espace est si réduit que, si nous laissions faire, la foule s’amasserait de manière effroyable et tout cela nous conduirait à de nouveaux désastres. C’est sans doute M. de Sartine qui vous dépêche pour nous renforcer ?
— Pas précisément, encore que nous soyons à votre disposition. Il s’agit d’une enquête préliminaire consécutive à une mort suspecte constatée cette nuit. L’affaire nous conduit à consulter... Vous avez des listes, j’imagine ?
— Oui, une liste des corps ayant sur eux de quoi les identifier ; une autre de ceux déjà reconnus par des proches, et la dernière rassemblant les signalements recueillis qui permettront à nos aides de tenter de retrouver le parent ou l’ami en question. Mais les visages sont souvent affreusement défigurés et il est bien malaisé de reconnaître quelqu’un dans ces vestiges déformés et sanglants. De plus, le temps est à l’orage et nous ne pouvons conserver trop longtemps les corps... La Basse-Geôle ne les contiendrait pas tous !