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Le marchand pelletier regardait le corps, l’air effaré, les yeux écarquillés et les lèvres tremblantes.

— Oui, monsieur, il s’agit bien, hélas, de ma nièce Élodie. Quelle horreur ! Mais comment vais-je apprendre cela à mes sœurs si affectionnées à cette petite, leur enfant en quelque sorte ?

— Vos sœurs ?

— Charlotte, l’aînée, que vous connaissez, et Camille, ma sœur cadette.

Ils regagnèrent le bureau de permanence où la reconnaissance de M. Galaine fut dûment couchée sur le papier par Bourdeau.

— Monsieur, dit Nicolas, je dois m’acquitter d’un bien pénible devoir. Il me revient de vous informer que Mlle Élodie Galaine, votre nièce, n’a point péri écrasée, lors de la catastrophe que nous déplorons rue Royale, mais a été assassinée.

— Assassinée ! Que voulez-vous dire ? Que dois-je entendre ? Vous accablez bien légèrement un parent déjà anéanti par une nouvelle si funeste. Assassinée, notre Élodie ! Assassinée ! La fille de mon frère...

Grand amateur de théâtre, Nicolas jugea le ton faux. Cette indignation de père noble, si fréquente dans le répertoire du temps, lui semblait appartenir à un registre connu. Il répondit, plus sèchement :

— Cela signifie ce que ce terme veut dire : que l’examen du corps — Nicolas évita pourtant le terme choquant d’ouverture — prouve de manière indubitable que cette jeune fille, ou jeune femme, a été étranglée. Était-elle mariée ou fiancée ?

Il n’entendait pas évoquer l’état de la victime, préférant garder une carte qu’il pourrait jouer au moment opportun. La réaction de Galaine le convainquit de la justesse de ce choix.

— Mariée ! Fiancée ! Vous divaguez, monsieur. Une enfant !

— Monsieur, je vais devoir vous demander de répondre à mes questions. Le temps pour nous de faire quelques vérifications, car il n’y a aucun doute, le crime est avéré et la procédure se mettra en marche dès que j’aurai rendu mes conclusions au procureur du roi, qui saisira alors le lieutenant criminel.

— Mais, monsieur, ma famille, ma femme... Leur apprendre...

— C’est hors de question. Quand avez-vous vu votre nièce pour la dernière fois ?

Maître Galaine semblait avoir pris son parti de la situation. Il réfléchit un moment.

— J’étais convié comme membre de la jurande des marchands pelletiers — l’un des grands corps[25], comme vous savez — à assister à la fête de la Ville. Nous nous sommes d’abord réunis chez l’un d’eux, près du Pont-Neuf. J’ai vu ma nièce le matin même. Le soir, elle devait se rendre place Louis-XV pour admirer le feu d’artifice en compagnie de mes sœurs et de notre servante, Miette. Quant à moi, je suis arrivé avec quelque retard place Louis-XV, où la presse était déjà grande, et j’ai été ensuite séparé de mes collègues par un mouvement de cette foule. Immobilisé près du pont tournant des Tuileries, j’ai assisté à l’horreur de cette nuit, et j’ai aidé jusqu’au petit matin à relever les victimes. Quand je suis rentré chez moi, j’ai été averti de la disparition de ma nièce, et suis reparti au cimetière de la Madeleine.

— Bien, dit Nicolas. Reprenons par ordre. À quelle heure êtes-vous arrivé place Louis-XV ?

— Je ne saurais le dire assurément. Nous étions fort gais, ayant vidé quelques bouteilles en ce jour de fête, mais ce devait être vers sept heures.

— Ces messieurs du grand corps pourraient-ils confirmer votre présence à ces agapes ?

— Il vous suffit de le leur demander. Interrogez MM. Chastagny, Levirel et Botigé.

Nicolas se tourna vers Bourdeau.

— Prenez les adresses, nous vérifierons. Avez-vous rencontré quelques personnes de connaissance durant la nuit ?

— Il faisait si sombre et l’agitation était telle qu’il était presque impossible de se reconnaître.

— Autre chose. Avez-vous une idée sur la manière dont votre nièce a péri ?

M. Galaine leva la tête ; la perplexité ou un sentiment approchant s’imprima peu à peu sur son visage.

— Que pourrais-je vous dire ? Vous ne m’avez même pas précisé les conditions de sa mort. Je n’ai vu que son visage.

C’était à dessein que Nicolas avait seulement dégagé le visage de la morte, afin de dissimuler les traces de strangulation.

— Chaque chose en son temps, monsieur. Je souhaitais seulement connaître votre sentiment. Encore un point et nous aurons fini. À votre retour rue Saint-Honoré, au petit matin, vers six heures m’avez-vous dit, qui se trouvait au logis ? J’ajoute que cela nous permettra de dresser la liste des occupants de votre demeure.

— Mon fils Jean, mes deux sœurs, Camille et Charlotte, ma fille Geneviève, qui est encore une enfant, Marie la cuisinière, et notre servante Miette et...

Il n’échappa pas à Nicolas qu’il hésitait un moment avant de poursuivre.

— Ma femme et aussi... le sauvage.

— Le sauvage ?

— Je vois bien qu’il faut que je m’explique. Mon frère aîné, Claude Galaine, à la demande de notre père, était parti s’installer en Nouvelle-France, il y a vingt-cinq ans. Il s’agissait pour nous d’avoir un comptoir pour négocier directement les fourrures des trappeurs et des indigènes, sans recourir à des intermédiaires. Cela nous permettait de limiter nos frais et de faire baisser nos prix à Paris, où la concurrence est extrême dans le commerce de luxe. Mais je m’égare. Mon frère avait pris femme à l’Ile Royale, qu’on nomme aussi Louisbourg, en 1749.

Le marchand pelletier se rassérénait à mesure qu’il parlait boutique.

— Les attaques des Anglais contre nos colonies se multipliaient. Mon frère décida donc de rentrer en France avec sa famille. Sa fille Élodie venait de naître. Il obtint un passage sur un vaisseau de l’escadre de l’amiral Dubois de La Motte, mais dans le désordre d’une attaque, il perdit sa fille. Le retour fut un désastre. Décimés par la maladie, dix mille marins moururent avant l’arrivée à Brest[26]. Mon frère et ma belle-sœur n’échappèrent pas à cette calamité. Ma nièce, pourtant, avait survécu et, il y a un an et demi, elle me fut ramenée par un serviteur indien, munie d’une copie des registres de sa paroisse certifiant sa naissance et son baptême. Pendant dix-sept ans elle avait été élevée par des religieuses. Depuis elle est comme ma fille, à feu et à pot dans mon logis.

— Et cet indigène ? Comment se nomme-t-il ?

— Naganda. Il est de la tribu des Micmacs[27]. C’est un sournois ; je ne sais qu’en faire. Imaginez qu’il s’était mis en tête de coucher en travers de la porte de ma pupille ! Comme si elle craignait quelque chose dans notre famille ! Il a fallu lui réserver le grenier.

— Où il demeure, sans doute ?

— C’est très bien pour lui, je l’aurais voulu mettre dans la cave.

— Mais vous avez des peaux, dit Nicolas sèchement.

— Je vois que vous connaissez les obligations de mon négoce.

— Je vais vous demander de passer dans l’antichambre. Je dois voir votre fils.

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25

La pelleterie faisait partie des jurandes de marchands composant les « grands corps », dont le nombre a varié tout au long de la monarchie.

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26

Ce désastre pesa durablement sur la capacité de la marine française.

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27

La plus grande et la plus importante tribu indienne des provinces maritimes du Canada. Ils demeurèrent constamment les alliés des Français contre les Anglais. Ils parlaient un dialecte algonquin.