Les cris redoublaient autour d’eux. Une énorme matrone bouscula Nicolas d’un coup de ventre. Les mains sur les hanches, elle harangua la foule.
— C’est-y pas par hasard qu’on voudrait nous empêcher de noyer la sorcière ? C’est-y pas que tu voudrais t’y mettre en travers ? Si tu crois qu’on t’a pas reconnu, crevure à Sartine !
— Cela suffit ! fit Nicolas d’une voix forte. Vous, le ragot, fermez-la ou vous finirez à l’Hôpital[28]. Quant à vous, bonnes gens, je vous somme au nom du roi et du lieutenant général de police d’avoir à vous disperser à l’instant. Sinon...
La foule, impressionnée par l’autorité de Nicolas renforcée par la robuste présence de Bourdeau, recula, non sans avoir salué de clameurs et de lazzis le nom de M. de Sartine, ce qui donna à penser à Nicolas. Les deux policiers firent sortir les Galaine, et leur petite troupe pénétra dans la boutique. Des chandelles éclairaient Mme Galaine, fort pâle. Il s’ensuivit une scène muette durant laquelle Bourdeau poussa les hommes dans le bureau, tandis que Nicolas s’adressait à la boutiquière.
— Madame...
— Monsieur, je dois sur-le-champ voir mon mari.
— Plus tard, madame. Il a reconnu le corps de votre nièce par alliance. Elle a été assassinée.
Émilie Galaine ne manifesta aucune réaction. Son visage à la lueur dansante des chandelles demeurait impassible. Que signifiait cette absence de sentiments ? Nicolas avait parfois rencontré cette impavidité ; elle dissimulait souvent une grande émotion.
— Madame, votre emploi du temps, hier ?
— Inutile de m’interroger, monsieur le commissaire, je n’ai rien à vous dire. Je suis sortie, je suis rentrée.
— Madame, c’est un peu court. Imaginez-vous que je vais me satisfaire de cela ?
— Peu m’importe, c’est tout ce que vous obtiendrez de moi.
Elle reprenait des couleurs, comme si un sang plus vif circulait sous sa peau. Elle tapa du pied sur le sol.
— Vous vous introduisez dans cette famille pour y apporter le malheur. J’ai répondu : je suis sortie, je suis rentrée. Inutile d’insister.
— Madame, il me revient de vous mettre en garde qu’à l’instant même où le lieutenant criminel sera saisi d’une affaire d’homicide, la justice du roi disposera de divers moyens pour vous faire parler, de gré ou de force.
Il mesurait toute l’inanité de son propos. Il n’avait jamais cru à la torture. Les longues conversations avec Sanson et Semacgus l’avaient convaincu que les aveux obtenus par la question étaient extorqués à la pauvre chose pantelante, contrainte à murmurer les paroles décisives qui scelleraient son destin.
— Que s’est-il passé avec votre servante ? reprit-il. Même à cela vous refusez de répondre ?
Elle secouait la tête avec obstination.
— Soit. Veuillez avoir l’obligeance d’appeler vos belles-sœurs ; je veux les interroger. Elles parleront peut-être, elles. Quant à vous, je vous demanderai de passer dans le bureau de votre mari.
Emilie Galaine se dirigea vers le fond de la pièce, ouvrit une porte sans ménagement. Deux femmes se tenaient derrière, serrées l’une contre l’autre ; d’évidence, elles écoutaient leur conversation. Dans la plus grande, Nicolas reconnut Charlotte, la sœur aînée, qui mordait un mouchoir comme si elle allait se mettre à hurler.
Tête baissée, la plus petite trottina jusqu’à lui. Sa tenue sans apprêts, aux couleurs sombres, juxtaposait dentelles noires et colliers de jais. Les traits de l’aînée se retrouvaient, mais comme retendus sur une face desséchée. Des lèvres minces esquissaient un sourire humble que démentait la mobilité des yeux, gris, fureteurs, et sans la moindre aménité. La chevelure naturelle, pauvre et terne, étageait de laborieuses boucles poudrées. Cette coiffure paraissait sans lien avec l’ensemble le plus ingrat que l’on pût imaginer.
— Monsieur le commissaire, s’empressa-t-elle, oui, oui, nous avons tout entendu. Oh ! mon Dieu, est-ce possible ? Je disais à ma grande sœur, c’est elle si bouleversée derrière moi... Je lui disais donc, elle aurait dû se vêtir plus tôt, mais tout est bousculé... Imaginez, monsieur, que le chat qui d’ordinaire, vu son âge et ses infirmités, a coutume de longer par la bordure... Mais ne nous égarons pas. Je ne crois pas que ces fourrures auraient dû être descendues si tôt cette année. Avez-vous remarqué combien l’hiver fut tardif ? Et l’importance des pluies... Ce malheureux mariage qui fit notre malheur. Qu’y peut-il, le pauvre ? Toujours mené...
Nicolas demeurait figé devant ce flux ininterrompu de paroles dont l’incohérence lui faisait douter de la raison de Camille Galaine. La sœur aînée, aussi décoiffée que lors de leur première rencontre, était vêtue d’étoffes éclatantes mais sales, chiffonnées, déchirées.
— Mademoiselle, je vous en prie, un peu d’ordre. Je souhaite vous interroger, vous l’avez entendu. Et cela sur les circonstances qui entourent la mort criminelle de votre nièce. Vous interroger l’une après l’autre. Seules.
Charlotte redoubla ses cris et ses reniflements. La porte du bureau s’ouvrit et la tête d’un Bourdeau ahuri apparut. Nicolas lui fit signe que tout allait bien. Le couple des sœurs s’était reconstitué, le noir feuille morte fondu dans l’ampleur de l’écarlate. Les deux visages convulsés se collèrent l’un contre l’autre. Il comprit qu’il n’obtiendrait pas de séparer ces siamoises et qu’il devrait, dans un premier temps, supporter leurs manies et procéder à un double interrogatoire commun. Dans son souvenir surgit la vision fugitive d’un bocal de fœtus confondus, une des pièces les plus rares du cabinet de curiosités de M. de Noblecourt.
— Quand avez-vous vu votre nièce pour la dernière fois ? commença-t-il.
Camille, la cadette, prit la parole d’autorité.
— Hier après-midi nous l’avons — hein, Lolotte ? — aidée à s’habiller.
— Oui, oui, dit l’autre, et même...
— Et même, nous l’avons grondée, car sa tenue était trop claire pour une soirée dans les rues. A-t-on idée !
Il semblait bien à Nicolas, au vu des yeux effarés de l’aînée, que la cadette interprétait très librement ses pensées.
— Comment était-elle vêtue ?
Les petits yeux ne cessaient de bouger sans jamais se laisser prendre par le regard direct de Nicolas.
— Robe de satin jaune. Chapeau toque à rubans jaunes.
— Avait-elle un sac ?
— Non, non, dit Charlotte, pas de sac. Mais un très joli masque vénitien. Si blanc qu’il en paraissait enfariné.
— Tu confonds, c’était à Carnaval. Quelle pauvre mémoire est la tienne ! Ma sœur veut dire qu’elle avait un réticule avec quelques écus. N’est-ce pas, mignonne ?
L’autre prit un air buté et déçu.
— Si tu le dis.
— Je ne le dis pas, je l’affirme. Ah ! monsieur le commissaire, ma sœur a une tête de linotte. Imaginez, l’autre jour, cela m’y fait penser, son canari, dont on dira ce qu’on voudra, mais je prétends qu’il s’agit d’un serin et, peut-être même, d’un pinson... Que disais-je ? J’ai lu dans un récit de voyage qu’une espèce nouvelle a été découverte, le hochequeue de Kirschner... Mais ce n’est pas la tienne...
Nicolas interrompit de nouveau ces divagations.
— À quelle heure votre nièce vous a-t-elle quittées ?