— Je ne saurais vous le dire. Nos pauvres têtes ! Elle est partie, accompagnée par Miette, notre servante. Nous avons dû enfermer Naganda, le sauvage, qui voulait la suivre. Ensuite, nous sommes restées au logis, où nous avons joué à la bouillotte, soupé légèrement. Nous nous sommes couchées peu avant minuit.
— Et vous, mademoiselle, vous confirmez ?
Charlotte, toujours boudeuse, secoua la tête sans répondre.
Il ne tirerait rien de plus de l’amphigouri de ces deux affolées. Sans doute lui jouaient-elles un tour de leur façon, destiné à l’égarer dans sa recherche de la vérité. L’incohérence et la prolixité de la cadette paraissaient trop naturelles pour n’être pas feintes. Il appela Bourdeau et fit rentrer les Galaine. S’adressant au père, il lui demanda à voir Naganda. L’homme se retira quelques moments et revint l’air embarrassé.
— Monsieur le commissaire, nous l’avions enfermé, et il n’est plus là !
— Cela requiert une explication.
— Je viens de monter, le verrou était fermé. J’ai ouvert, personne ! Il a dû s’enfuir par les toits. Ils sont agiles comme des chats...
— Pas le nôtre, dit Camille. Tu ignores que ce matou...
Nicolas la coupa sans vergogne, peu soucieux du flot de paroles qui allait suivre.
— Montons au grenier, voulez-vous. Montrez-moi le chemin.
Le marchand hésita un instant, puis le précéda dans un couloir au bout duquel aboutissait un escalier. Au troisième étage, que l’on atteignait par une échelle de meunier, une porte ouverte donnait sur une pièce mansardée. Le châssis du toit était ouvert sur un ciel crépusculaire. Une chaise paillée était placée dessous. Nicolas songea qu’il fallait une force considérable pour se hisser à bout de bras et s’extraire par une ouverture si malaisée d’accès. Il avait quelque expérience de ces exercices... L’ameublement était spartiate ; des bottes de paille couvertes d’une grande couverture bariolée aux motifs étranges faisaient office de couchette. Pendus à une corde transversale s’alignaient des vêtements dans un ordre parfait. Beaucoup étaient indigènes, mais il remarqua une houppelande brune auprès de laquelle était accroché un grand chapeau noir à large bord. Charles Galaine avait suivi son regard.
— C’était son habit habituel lorsqu’il sortait. Nous le lui avions imposé pour limiter la curiosité ou la terreur que les tatouages de son visage et ses longs cheveux noirs déclenchaient dans le voisinage.
— Manque-il des vêtements selon vous ?
— Je l’ignore. Je n’ai pas en compte les hardes de ce sauvage que je nourris depuis plus d’un an.
Nicolas continuait à fureter. Il trouva dans un petit coffre en bois quelques amulettes, de petites figures sculptées en os, une poupée à tête de grenouille, divers sachets remplis de matières inconnues, trois paires de mocassins et quelques perles d’obsidienne identiques à celle trouvée dans la main d’Élodie Galaine. Il s’en saisit prestement en veillant à ce que l’oncle ne surprenne pas son geste. Ils redescendirent en silence. Les membres de la famille Galaine, figés tels qu’il les avait laissés, les attendaient. Nicolas les avertit d’avoir à demeurer dans les murs de la capitale : instructions seraient données aux barrières d’avoir à les arrêter s’ils enfreignaient cette défense. Mesure bien illusoire, mais ils n’avaient pas besoin de le savoir.
La nuit tombait quand les deux policiers se retrouvèrent rue Saint-Honoré. Nicolas décida de répondre à l’invitation de la Paulet. Le docteur Semacgus n’avait sans doute pas été informé du report de leur souper, aussi proposa-t-il à Bourdeau de l’accompagner. Celui-ci déclina en souriant, rappelant que Mme Bourdeau l’attendait et qu’il était père d’une famille nombreuse. Il s’étonna cependant auprès de son chef.
— Puis-je savoir pourquoi vous n’avez pas interrogé les domestiques ? Il y a cette Miette, et une vieille cuisinière.
— C’est trop tôt, Bourdeau. N’affolons pas l’ensemble de la maisonnée. La domesticité a toujours beaucoup à dire, mais il faut l’aborder avec prudence et douceur. Notre première récolte n’est d’ailleurs pas si mince...
Bourdeau salua et monta dans le fiacre. Nicolas se dirigea vers le faubourg où se trouvait le Dauphin couronné. Une nouvelle fois, ce lieu familier allait être mêlé à une enquête. Qu’avait donc à lui apprendre la Paulet sur la catastrophe de la veille ? Quelle bonne nouvelle avait-elle à lui annoncer ? Il se remémora les interrogatoires et prit, tout en marchant, des notes sur son petit carnet noir. Le fils Galaine ne paraissait pas autrement surpris du meurtre, mais lui seul avait marqué une émotion sincère devant la morte. Le père avait indiqué que les sœurs devaient accompagner Élodie au feu d’artifice ; or, elles n’avaient nullement confirmé ce fait. D’autres allusions l’obsédaient : un masque vénitien, l’évocation d’un mariage qui pouvait être tout aussi bien celui du dauphin que le remariage du marchand pelletier. Enfin, les perles d’obsidienne qui constituaient une présomption bien lourde contre l’Indien Micmac, évanoui dans la ville. Quant à ce dernier, il ne se faisait pas de souci à son propos : s’il errait vraiment dans Paris, on le reprendrait vite dès que le guet et les mouches posséderaient son signalement si particulier. Et, au fait, quelle langue parlait-il ?
Une dernière chose l’intriguait : alors que la cadette était tirée à quatre épingles, l’aînée des sœurs paraissait malpropre et peu soignée. Pouvait-on imaginer une telle différence entre des êtres aussi étroitement liés ? À cela s’ajoutaient le silence de la deuxième épouse et le mutisme général sur l’état d’Élodie. Oui, l’affaire se révélait plus difficile que M. de Sartine ne l’imaginait quand il lui avait octroyé cette enquête pour en dissimuler une autre. Restait aussi la petite Miette. Pourquoi cette crise et cette excitation ? Le temps n’était plus où, quelques années plus tôt, sur la tombe d’un diacre janséniste du cimetière Saint-Médard, les convulsionnaires proliféraient.
IV
MÉANDRES
Les soins de ce grand homme apaiseront la rage
De vos fiers ennemis ;
Et, quoi qu’il vous promette, il fera davantage
Qu’il ne vous a promis.
Quand il se retrouva devant la porte du Dauphin couronné, Nicolas leva la main vers le vieux marteau de bronze usé dont l’écho réveillerait comme d’habitude les profondeurs assoupies de la maison de plaisir. Son geste tourna court ; que faisait là cette fonte, rehaussée de fer forgé, où se mêlaient figures de satyres et pampres dorés ? Qu’était devenue la vieille porte de chêne vermoulue, patinée en haut par les poussées et culottée en bas par les projections boueuses de la chaussée ? Une poignée ouvragée se balançait, provocante, qui devait correspondre à un mécanisme intérieur. Tout confirmait une transformation récente des lieux. Il songea que le souper prévu après la fête place Louis-XV devait marquer les retrouvailles avec une vieille complice perdue de vue depuis l’automne de l’année précédente. Après une hésitation, il tira la poignée. Le grelottement d’une sonnette était à peine éteint que la porte s’ouvrit. Une longue silhouette le toisait en souriant. Décidément, songea-t-il, le temps passait. Il avait du mal à reconnaître dans cette apparition la négrillonne d’antan. Une belle jeune fille aux yeux sombres hochait la tête d’un air languide qu’accentuait sa vêture à la turque. Elle le salua d’un gazouillis zézayant qui, lui, n’avait pas changé et s’effaça en s’inclinant. Nicolas allait de surprise en surprise. Le long vestibule avec sa frise géométrique et son grand lustre à pendeloques n’existait plus. Abattues les cloisons, disparu le salon où naguère, dans l’horreur des ténèbres, il avait dépêché son premier mort. Adieu glaces, corniches dorées, ottomanes aux couleurs pastel et gravures grivoises encadrées...