— Tout cela est bel et bon, dit Nicolas, mais avant de vous laisser reposer, j’aimerais vous poser quelques questions. Notre ami Tirepot m’a dit que vous en aviez de belles à me conter.
Elle grimaça et se laissa tomber lourdement dans sa chaise longue.
— Décidément, celui-là ne perd jamais la direction du Châtelet !
— Jamais ! D’autant plus que je suis avide de goûter à vos nouvelles autant qu’à votre cuisine. Plus vite nous en aurons fini, mieux cela vaudra. Contez-moi donc par le menu la soirée de la catastrophe. Les choses vont si vite qu’elles paraissent dater de plusieurs jours, alors qu’il s’agit de la nuit dernière.
— Las, soupira la Paulet, puisqu’il faut en passer par là. Je faisais les préparatifs pour le souper prévu en votre honneur et en celui du docteur Semacgus, quand la sonnette se mit à s’agiter comme si mille diables la tiraient. Tant et si bien que j’ai fini par ouvrir à une trentaine de gardes de la Ville qui menaçaient de tout casser. Ces gros escogriffes, tout enmannequinés dans leurs tenues glorieuses, voulaient faire la fête et baptiser leur nouvel uniforme. Ils réclamaient du vin et des filles, à grands cris. Je n’aime pas qu’on me bouscule...
Elle jeta un regard à Nicolas.
— La Paulet est toute bonne, elle est brave fille, mais il ne faut pas lui agiter le poivre sous le nez ! Leur ayant dit leur fait, mais contrainte de leur servir à boire, je leur ai sorti un bourgogne aigrelet dont la bile a dû les agiter, et...
— Quelle heure était-il ?
— Sur le coup de huit heures, avant le feu d’artifice. Même que je me suis dit qu’ils avaient sans doute mieux à faire avec la fête, la foule et tout ce patatras des Boulevards qu’à gobeloter dans une maison honnête.
— Et cela a duré longtemps ?
— Que oui ! Jusqu’à deux ou trois heures du matin. Mes jambes avaient doublé de volume. Les bougres ont écumé mes dernières réserves de ratafia. Des officiers les avaient rejoints. Même qu’on est venu chercher le major pour le désastre. Il a ricané, disant qu’il en venait et qu’il en avait soupé, et que M. de Sartine serait assez bon pour dépastrouiller la chose.
— Comment était-il, ce major ?
— Grand, gros, rougeaud, avec des petits yeux méchants comme des boutons de bottines. Le ton haut et mordant. Je lui retiens un cadet de ma ratière. Çui-là, je te le retrouverai !
— Ma chère amie, je vous remercie. Ne tardez plus à soigner vos jambes. Il nous faut vous conserver, vous nous êtes trop précieuse.
— Voyez le finaud, le margotin, le doucereux ! Ne le voilà-t-y pas soudain pressé de se débarrasser de la Paulet ! Va, je te comprends, tu aspires à la poularde, hé, hé !
Et, avec un sourire éloquent, la Paulet se dressa et sortit de la pièce en soupirant de douleur à chaque pas. La Satin et Nicolas se regardaient. Comme la première fois, songea-t-il, dans la soupente où il la retrouvait alors qu’elle servait chez la femme d’un président du Parlement. Un viol, une grossesse consécutive — il avait cru un instant être père — avaient fait choir la Satin dans le négoce de ses charmes. Sa chance, au fond, avait été d’échouer chez la Paulet et d’échapper ainsi à la crapule et à l’Hôpital général. Leurs relations s’étaient espacées, et il y avait longtemps que leurs chemins ne s’étaient plus croisés.
— Je ne t’ai jamais perdu de vue, Nicolas, dit la jeune femme. Oh ! tais-toi, je sais ce que tu ressentais... Et pourtant, combien de fois ai-je attendu, cachée sous le porche du Châtelet, pour avoir le bonheur de t’apercevoir une seconde. Tu étais toujours pressé et tu passais comme une ombre...
Il ne trouvait rien à répondre.
— Et ton enfant ?
Elle sourit.
— Il est beau. Il est au collège, pensionnaire.
Ce qui suivit demeura pour Nicolas un entracte heureux. Lui qui vivait sans relâche dans l’attente de l’événement et ne s’accordait que trop rarement un de ces moments de répit entre l’action achevée et l’action à venir s’abandonna à l’insouciance du moment présent. La servante apporta les mets, fit sauter le bouchon du vin qui emplit joyeusement les flûtes puis se retira en chantant une langoureuse mélopée qu’elle accompagnait d’un lent balancement de ses hanches. Nicolas se mit à l’aise. La Satin désossa délicatement la poularde et lui tendait du bout des doigts les bons morceaux. L’air de l’alcôve était saturé des vapeurs parfumées du repas et des corps qui s’échauffaient. Bien avant l’ananas glacé, Nicolas avait entraîné son amie sur le lit. Là, enfoncé dans le duvet, il retrouva les douceurs, les ravines, les chemins mille fois parcourus. L’ardeur de leur désir renouvelé scella cette nuit de retrouvailles avant qu’ils ne sombrent, épuisés, dans le sommeil.
Alangui, Nicolas se pressait contre le sable chaud. Il avait dû s’assoupir au soleil sur la grève de Batz. Quelqu’un grondait au-dessus de lui, sans souci de son repos. Au grand dam de son tuteur, le chanoine, toujours inquiet de la nudité des corps et des risques du contact avec l’eau, réputée contenir toutes les maladies et susciter toutes les perversions, l’été, c’était avec allégresse qu’il courait, avec d’autres garnements de son âge, se jeter dans les vagues au milieu des barques des pêcheurs. Il grogna ; une main le secouait. Il ouvrit les yeux, vit la pointe brune d’un sein, un fouillis de draps froissés et, un peu plus loin, le visage goguenard de l’inspecteur Bourdeau. Il se désenlaça des jambes de la Satin qui dormait paisiblement, s’enveloppa dans un drap et considéra l’intrus avec sévérité.
— Pierre, m’expliquerez-vous cette intrusion matinale ?
— Mille pardons, Nicolas, mais le devoir, le devoir ! On a retrouvé l’Indien.
— Diantre, quelle heure est-il ?
— Neuf heures sonnantes.
— Neuf heures ! Ma doué, c’est inouï, j’aurais juré qu’il était minuit ! Je dormais comme un enfant.
— Comme un enfant, vraiment ? fit Bourdeau en coulant un regard sur le corps de la Satin.
— Bourdeau, Bourdeau ! Allons, aidez-moi. Il me souvient d’une fontaine dans la cour arrière de cette maison de perdition.
— Allons, ne médisez pas des bonnes choses !
Nicolas bouscula l’inspecteur en grommelant et alla s’asperger d’eau fraîche à la pompe. Il surprit le regard gourmand de la servante noire qui le lorgnait sans vergogne depuis la fenêtre de l’office. Il agita un index menaçant qui la fit disparaître. Rhabillé, il rejoignit Bourdeau venu en fiacre. Après un moment de silence, comme une porte refermée sur sa nuit, Nicolas interrogea son adjoint.
— J’étais certain que nous récupérerions notre homme sans délai.
— Le hasard nous a servi. Imaginez qu’il voulait regagner la Nouvelle-France — enfin, ce que nous appelions ainsi jusqu’en 1763[37]. Quoi de plus évident pour un naturel candide, que de gagner la rivière pour s’embarquer ? S’étant enfui de la rue Saint-Honoré, il suivait la pente des ruisseaux et s’est rapidement retrouvé, après quelques errements dans les dédales du Louvre, sur le quai de la Mégisserie. Vous connaissez la réputation du lieu ?
37
Traité de Paris qui achève la guerre franco-anglaise et consacre la perte de la Nouvelle-France.