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— Peut-être serez-vous assez complaisant, monsieur le commissaire, pour satisfaire ma curiosité : j’avais le sentiment que vous aviez, vous-même, beaucoup à me dire. Au passage, veuillez croire à ma reconnaissance pour m’avoir tiré de ce mauvais pas, où seule l’ignorance des usages de votre peuple m’a jeté.

— Prenons les choses par le commencement, dit Nicolas. N’y voyez pas malice, mais pourriez-vous nous éclairer sur votre présence à Paris ? Vous voilà bien éloigné des neiges de votre pays !

L’ironie du regard noir s’accentua.

— Je crains que les propos si aimablement divulgués de M. de Voltaire n’aient compromis votre jugement. Si mon pays est « d’arpents de neige », il y fait aussi très chaud l’été. Mais je réponds à votre question. J’avais une douzaine d’années lorsque mon père périt dans une embuscade tendue par les Anglais. Il était le guide de M. Galaine, le frère aîné de M. Charles. M. Galaine était un homme juste et bon. Il se chargea de moi et me fit éduquer à ses frais. Quand les désastres s’accumulèrent, il décida de rentrer en France. Nous devions gagner l’escadre française. Une attaque d’Indiens à la solde des Anglais nous dispersa. Je portais Élodie, la fille de M. Claude. Je parvins à me dissimuler et gagnai Québec, où je pus la confier à des ursulines. Elles me crurent, car j’étais muni de papiers que m’avait confiés son père. Pendant dix-sept ans, j’ai exercé divers métiers ; cela me permit d’amasser la somme d’argent nécessaire pour payer un passage vers la France et ramener Élodie à ses parents, que je croyais encore vivants.

—  Quel âge aviez-vous au moment du drame ?

—   J’avais quinze ans et Élodie, quelques mois.

—   Mais j’ai interrompu votre récit. Poursuivez, je vous prie.

—   En dépit de la curiosité qui environnait cet Indien escortant une jeune fille et une vieille religieuse qui revenait en France et que les sœurs m’avaient imposée comme chaperon, le voyage se déroula sans encombre. La famille Galaine nous accueillit sans excès de chaleur. Mais si, par la suite, Élodie parut adoptée, il n’en fut pas de même pour moi. Que pouvais-je faire, seul, isolé, sans appui, sans famille, traité comme moins que rien, tant par les Galaine que par leur domesticité que mon apparence effrayait ?

Il fît un geste vers son visage ; Nicolas nota les poings serrés.

—  Je suis fils de chef. Naganda est fils de chef.

Il paraissait vouloir s’en persuader. Il recroisa les bras et se tut. Ce que Nicolas venait d’entendre l’avait touché, le reportant de plusieurs années en arrière, lors de sa propre arrivée dans la capitale du royaume. Lui aussi avait mesuré sa solitude. Un affreux sentiment d’abandon le ressaisit à cette pensée.

 — Pourriez-vous maintenant m’expliquer dans le détail comment, à moitié nu, vous en êtes venu à ces mauvaises rencontres sur le quai de la Mégisserie ?

— Naganda n’est pas un élan qu’on enferme. Avant-hier — mercredi, je crois — Élodie m’a annoncé qu’elle voulait assister à la grande fête donnée place Louis-XV en l’honneur des épousailles du petit-fils du roi. Elle souhaitait que je l’accompagne, tout autant pour la protéger — les rues ne sont pas sûres et les jeunes gens bien entreprenants vis-à-vis d’une jeune fille dans une foule aussi mêlée — que parce qu’elle entendait que j’admire pour la première fois ces feux volants dont j’avais entendu parler. Les Anglais les utilisaient pour célébrer leur victoire sur les Français et je n’avais jamais voulu y paraître. Ses tantes se mirent en travers de ce beau projet. Mon devoir, au contraire, était de garder la maison. Élodie eut beau protester, elle n’eut pas le dernier mot. Quant à moi, je m’étais donné comme politique de ne jamais m’opposer aux volontés de sa famille, sachant que je me trouverais aussitôt à la rue et ne pourrais tenir la parole donnée à son père de veiller sur elle. Mais j’étais décidé à outrepasser l’interdiction, à m’échapper discrètement et à la suivre de loin pour garantir sa sécurité.

— Et vos habits ?

— Quels habits ? Après le dîner du midi, je me suis senti fatigué et me suis lourdement assoupi dans le grenier. Quand je me suis éveillé, mes vêtements avaient disparu et j’étais enfermé. Et, surtout...

— Surtout ?

— Surtout, je me suis rendu compte qu’un jour entier s’était écoulé !

— Comment cela ? Expliquez-vous.

— J’ai une montre, ou plutôt j’avais une montre que m’avait offerte M. Claude. Or, l’ayant consultée avant de m’assoupir, elle indiquait trois heures de l’après-midi. Quand je me suis réveillé, il était une heure et plein soleil. J’en ai déduit que j’avais dormi près de vingt-quatre heures. Me croirez-vous si je vous dis que j’ignore encore comment ?

Bourdeau, assis derrière l’Indien, hochait la tête d’un air de doute.

— Vous prétendez nous faire accroire, monsieur, que vous avez dormi tout un jour ?

— Je ne prétends rien, c’est la vérité.

— Nous verrons, dit Nicolas, mais j’aime un peu plus la vérité quand c’est moi qui la trouve que quand c’est un autre qui me la montre. Ensuite ?

— Ensuite, j’ai ouvert le châssis du toit grâce à une chaise sur laquelle je suis monté. À la force des bras, j’ai réussi à sortir et à gagner le haut d’une maison voisine, où j’ai rejoint un ensemble d’appentis plus bas, proches d’un arbre qui m’a permis de me laisser glisser à terre. J’ai longtemps erré, puis j’ai vu des mouettes et j’ai observé la direction de leur vol. Finalement, j’ai trouvé le fleuve, espérant qu’il y avait là des bateaux en partance. Un homme s’est entremis, me proposant un travail qui solderait mon passage. J’ai accepté, et il m’a conduit dans un tripot où un autre homme, tout galonné et fort peu aimable, m’a fait signer un papier. Aussitôt, des soldats ont surgi et m’ont sauté dessus. Je me suis défendu avant de céder sous le nombre. Puis, grâce à vous, j’ai été libéré.

Il salua non sans noblesse, laissant Nicolas interloqué devant ce témoin des deux mondes dont le langage châtié contrastait tellement avec son apparence que cette ambiguïté risquait de fausser le jugement porté sur l’homme. Tout cela était bel et bon, mais ressemblait un peu à un conte oriental.

— Pouvez-vous nous décrire les vêtements qui ont disparu ? demanda Nicolas.

— Des tuniques et des pantalons en peau. Un grand manteau brun et un chapeau noir que j’utilise souvent pour masquer mon aspect effrayant aux yeux des pusillanimes de la rue.

Nicolas tira de sa poche un mouchoir qu’il déplia avec soin sur le bureau. Il en tira la perle d’obsidienne trouvée dans la main serrée d’Élodie Galaine au cimetière de la Madeleine.

— Connaissez-vous cette perle ?

Naganda se pencha.

— Oui, il s’agit d’une perle d’un collier m’appartenant, et auquel je tiens beaucoup. Il m’a été dérobé avec mes habits.

— Et votre montre ?

— Je l’ai retrouvée ; elle était sous ma couchette à portée de ma main.

— Et maintenant, où est-elle ?

— Elle m’a été dérobée par les soldats.

— À vérifier, monsieur Bourdeau. Revenons à cette perle. Le collier a donc disparu ? Soit. Pourquoi y teniez-vous tant ?