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— Soit. Mais cela est-il si grave qu’il faille vous mettre en un si marmiteux état ?

— Jugez par vous-même. Primo, aucune mesure de sécurité n’a été prise par ces messieurs de la Ville. Le spectacle risque de faire refluer au cœur tout le sang de la capitale. Les conditions d’accès des voitures ne sont en rien organisées, alors que pour le moindre spectacle à l’Opéra, nous préparons soigneusement la circulation des abords. Rappelez-vous — nous y étions ensemble — l’inauguration de la nouvelle salle et les prodigieuses mesures de sûreté prises pour éviter les encombrements et les désordres. Une grande partie du régiment des gardes françaises était sur pied. Les postes s’étendaient du pont Royal au Pont-Neuf et la circulation est demeurée aisée jusqu’aux alentours du bâtiment. Nous avions pensé la chose dans ses moindres détails.

Semacgus sourit à ce « nous » de majesté, qui réunissait le lieutenant de police et son fidèle adjoint.

— Secundo ?

— Secundo, l’architecte chargé de l’ordonnancement des décorations s’est dispensé d’aplanir un terrain encore à peine surgi des chantiers. Il demeure çà et là des tranchées qui nous inquiètent fort, comme autant de pièges tendus sous les pieds de la foule. Tertio, rien n’a été prévu pour l’accès des invités de marque, ambassadeurs, échevins et autorités de la Ville. Comment franchiront-ils cette marée humaine ? Enfin, le prévôt a refusé d’accorder, comme la coutume le veut, une gratification générale de mille écus au régiment des gardes françaises. Ainsi seules des compagnies de gardes de la Ville, dont tout le souci, ces derniers jours, consistait à faire admirer leurs rutilantes tenues offertes par la municipalité pour l’occasion, devraient tenir la rue.

— Allons, ne vous mettez pas martel en tête. Le pire n’est pas le plus probable et le peuple finira cette soirée en réjouissances autour des victuailles et du vin offerts par le prévôt.

— Hélas, le bât blesse ici également ! Selon mes informateurs, la Ville, qui a voulu présenter un feu d’artifice plus somptueux que celui du roi à Versailles, aurait préféré lésiner sur le régalement pour finalement le supprimer.

— Supprimer le festoiement du peuple ! Quelle bêtise !

— Il sera remplacé par une foire sur les boulevards, mais les tenanciers des échoppes ont dû payer fort cher leur emplacement, pour éponger quelque peu la note du feu d’artifice. Vous savez combien ces féeries volantes sont dispendieuses. Bref, tout cela n’augure rien de bon, et vous me voyez dépité de mon impuissance. Je suis là pour rendre compte, rien de plus.

— Voulez-vous me dire à quoi sert ce prévôt ?

— À peu de chose. Depuis la création de la lieutenance générale de police par l’aïeul de Sa Majesté, il a perdu ses prérogatives essentielles. Il lui reste des brimborions, et surtout la gestion des propriétés de la Ville et l’organisation de ses emprunts. De plus, il est décoratif dans les cérémonies. « Robe de satin rouge couverte d’une toge fendue mi-partie rouge mi-partie tannée, et la toque du même acabit. »

— Je vois ! fit Semacgus. Il en est de certaines personnes en place comme des chevilles et des clous que l’on considère comme d’une absolue nécessité pour joindre toutes les parties d’un édifice, quoique leur valeur intrinsèque soit réputée nulle.

Nicolas rit de bon cœur à ce trait. Un long moment de silence suivit, au cours duquel le bruit des voitures, les cris des cochers et le piétinement de la foule en marche emplirent la voiture de la rumeur d’une marée qui montait en tempête.

— Vous ne m’avez rien dit de ces deux semaines, Nicolas. Ni de l’impression que vous a faite notre future souveraine.

— J’ai accompagné Sa Majesté au pont de Berne, en forêt de Compiègne, pour y accueillir la dauphine.

Il redressa la tête d’un air faraud.

— J’ai galopé aux portières du carrosse royal et j’ai même recueilli un sourire amusé de la princesse lorsque, mon cheval s’étant cabré, j’ai failli vider les étriers. Le roi a alors crié avec sa voix de chasse : « Ferme, Ranreuil, ferme ! »

Semacgus sourit au récit juvénile de son ami.

— Mieux en cour que vous, il est malaisé !

— Le soir du mariage, il y a eu jeu chez le roi et le feu d’artifice fut remis au samedi suivant en raison de l’orage. Le succès fut au rendez-vous. Peignez-vous l’éblouissement d’une girande[5] de deux mille fusées géantes et de tout autant de bombes. Elles ont illuminé le parc jusqu’à l’extrémité du Grand Canal. Là, une façade de cent pieds, représentant le Temple du Soleil, s’est désagrégée en mille fantaisies. La cohue fut immense et l’introducteur des ambassadeurs dut régler d’interminables querelles de préséance entre les invités de marque conviés aux balcons du palais.

— Et la dauphine ?

— C’est encore une enfant. Belle, certes, mais peu formée. Beaucoup de grâce dans la démarche. Les cheveux sont d’un beau blond. Le visage est un peu allongé avec des yeux bleus et un teint magnifique, de porcelaine. J’aime moins la bouche, avec sa lèvre inférieure épaisse et pendante. M. de La Borde prétend qu’elle serait fort négligée et que le dauphin en serait incommodé...

— Tout cela est du dernier galant, Nicolas ! s’esclaffa Semacgus. Je crois que le policier en vous l’emporte pour le coup sur l’honnête homme. Et le dauphin ?

— Berry est un très grand garçon dégingandé aux gestes brusques. Il se balance en marchant et donne l’impression de ne rien voir et de ne rien entendre, paraissant étranger à tout. Le soir de ses noces, le roi l’a vivement encouragé à... enfin, à songer à la succession...

— Le principal ministre, Choiseul, n’épargne guère notre futur roi et le décrit comme incapable, observa Semacgus. On dit que celui-ci refuse de lui parler, arguant d’une offense faite par le duc à feu son père.

— L’offense frôlait la lèse-majesté : Choiseul priait le ciel de lui épargner d’avoir à obéir comme sujet au futur roi !

L’arrêt brutal de la voiture les projeta tous les deux en avant. Se redressant, Nicolas ouvrit la portière et sauta à terre. Un embarras de carrosses, songea-t-il. En fait, une berline sortant de la rue de Bellechasse avait tenté de s’insérer dans la longue cohorte de véhicules en file rue de Bourbon. Il eut du mal à se frayer un chemin au milieu des badauds agglutinés. Que n’avait-il écouté le judicieux conseil de Semacgus, qui avait proposé d’emprunter le pont de Sèvres et de gagner la place Louis-XV par la rive droite de la Seine ! Il s’était entêté à prendre un chemin plus direct par la rive gauche et le pont Royal. Il finit par rompre un cercle de curieux qui regardaient à terre un spectacle navrant.

Un vieillard qui venait sûrement d’être renversé par la voiture gisait dans son sang, le visage exsangue et les yeux révulsés. La perruque et le chapeau avaient glissé, laissant apparaître un crâne lisse couleur ivoire. Agenouillée près du corps, une vieille en habit bourgeois, le mantelet en désordre, pleurait en silence et essayait de redresser la tête du blessé. Elle ne put y parvenir et se mit à caresser avec douceur la joue du vieil homme. Figée, la foule considérait la scène. Bientôt des cris et des grondements de colère s’élevèrent, suivis aussitôt de menaces et d’insultes adressées au cocher de la voiture à demi engagée dans la rue de Bourbon. Depuis le fond du carrosse, une voix pleine de morgue intima l’ordre de passer outre et d’écarter toute cette populace. Le cocher poussait déjà les chevaux, quand Nicolas saisit le mors de l’un d’eux, l’immobilisa et lui parla à l’oreille. Il usait parfois de cette étrange complicité entretenue avec ses montures. D’un doigt, il massait la gencive du cheval qui frémit et recula. Regardant derrière lui, il vit Semacgus penché sur le blessé, lui tâtant le col et passant devant ses lèvres un petit miroir de poche. Le chirurgien releva la vieille dame et chercha une aide du regard. Deux hommes apparurent, portant une table sur laquelle on déposa avec précaution la victime. Un homme tout de noir vêtu suivait le cortège. Semacgus lui parla à l’oreille et lui confia la vieille.

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5

Feu d’artifice.