— Vous savez le prix que j’attache à vos jugements, dont je me suis toujours bien trouvé. Quel est votre sentiment sur le crime de la rue Royale ?
— Votre Indien m’intéresse. Il me plaît que ce naturel des profondeurs sauvages du Nouveau Monde use ainsi de notre langue. Il me paraît de bon aloi, tout en vous cachant sans doute l’essentiel. Pour le reste, les familles sont fréquemment le théâtre de guerres domestiques dont la découverte éclaire soudain d’un jour nouveau le calme apparent des intérieurs. Je vous dirai aussi que les sœurs Galaine me paraissent bien finaudes sous leur excentricité. Voilà mes premières impressions. Sur ce, Nicolas, je vole me coucher ; cette soirée m’a éprouvé. En vous laissant en tête à tête avec les fruits de Neptune, je vous souhaite la bonne nuit.
Cyrus se laissa glisser des bras de son ami et suivit languissamment son maître. Nicolas, éreinté, ne prolongea pas la soirée et, après avoir dépêché les deux soles et vidé la bouteille à la grande satisfaction de Poitevin qui courut apporter la nouvelle aux deux cuisinières, il monta se coucher. Il se retourna longtemps, mêlant les éléments des deux affaires, essayant de se remémorer certains détails qui lui échappaient. Le sommeil le gagnant, tout se confondait dans sa tête, et sa dernière vision fut celle de trois dés roulant et s’entrechoquant sans jamais s’arrêter.
Après avoir soigné sa toilette et revêtu un sobre mais élégant habit gris foncé, Nicolas coiffa perruque. Il détestait en porter, surtout par ces premières chaleurs. Il déjeuna de pains mollets et d’une bavaroise[50] et s’enquit de la santé de M. de Noblecourt dont l’amertume la veille au soir l’avait frappé. Celui-ci, au dire de Catherine, s’était levé de bon matin et, après une légère collation, avait décidé de suivre les conseils de son médecin. Le fameux Tronchin de Genève, dont Voltaire était le patient le plus connu, avait été consulté par l’intermédiaire du grand homme sur l’état du vieux procureur. Il avait recommandé de venir consulter, mais dans cette attente avait prescrit un régime et une marche quotidienne. M. de Noblecourt avait donc décidé de débuter cet exercice par une déambulation rue Montorgueil, accompagné de Cyrus, pour bayer comme un vrai Parisien aux étals et aux mille scènes de la ville. Marion ne craignait qu’une chose, c’est qu’il ne se laissât tenter par les Ah Babas, délicates pâtisseries parfumées au safran, de Stohrer, pâtissier de la reine. Nicolas prenait plaisir à ces conversations du matin. Il était assis dans l’office quand le marteau de la porte résonna. Bientôt un des laquais de M. de Sartine fut introduit par Poitevin et lui signifia que le carrosse du lieutenant général de police était à la porte, qu’on l’attendait et qu’on partait sur-le-champ pour Versailles. Nicolas eut juste la présence d’esprit de remonter prendre son tricorne et courut rejoindre son chef.
— J’ai failli attendre, monsieur le commissaire, jeta Sartine en guise de bonjour. Apprenez que nous devons gagner Versailles en grand erre[51]. Que le roi a avancé au samedi matin l’audience qu’il m’accorde habituellement le dimanche soir. Que je n’augure rien de bon dans ce changement d’habitudes chez un homme si attaché à les maintenir. Qu’outre cela, Sa Majesté ayant appris, je ne sais par qui...
Son visage se fit encore plus sévère.
— ... qu’un petit commissaire était sur place, il veut vous entendre lui décrire la soirée que vous passâtes, Dieu me damne, une bonne partie au triple fond d’une cheminée ! C’est vous dire que ma patience est mise à rude épreuve, surtout quand je lis libelles et chansons tissus[52] de contrevérités dont on m’accable sans mesure, ces brides-à-veaux[53] qui tentent de persuader les sots par des nouvelles fabriquées à plaisir pour tromper le peuple ! Et, de surcroît, je dois vous attendre rue Montmartre !
Nicolas contemplait et écoutait en souriant le spectacle d’un homme agacé et qui tentait de purger son angoisse par un flot de paroles.
— Monsieur...
— Du tout ! Dois-je vous rappeler, monsieur le commissaire au Châtelet, secrétaire du roi en ses conseils, que vos fonctions imposent goût, aptitude au travail et précision, droiture de l’esprit, équité de l’âme, égalité de caractère, décence dans la conduite... De qui, croyez-vous, que je suis en train de dresser le portrait, monsieur ?
— Mais.. de vous-même, monsieur.
Sartine se tourna vers Nicolas et une légère crispation des lèvres dissimula, seule, le rire prêt à sourdre.
— Et en plus, il se paie ma tête ! Mais après tout, Nicolas, vous n’avez pas tort. C’est le portrait des bons policiers, dont je suis, étant leur chef, le modèle.
À la porte de la Conférence, le long du jardin des Tuileries, un rassemblement vociférant de peuple les arrêta. Un charroi avait versé, bloquant le passage.
— Voyez ces gens, les plus aimables de l’univers mais aussi les plus vifs à s’enflammer, dit Sartine pensif. Il nous faut, et vous le faites à merveille, connaître notre territoire afin de mieux contenir les désordres dans lesquels il serait si facile de les entraîner. Il convient surtout de ne pas montrer sa faiblesse là où il est nécessaire de déployer de l’énergie. Mais toujours avec doigté et prudence, sans trop heurter l’opinion générale, en sachant désarmer et maîtriser les passions humaines, si nuisibles à l’ensemble de la société.
Sur ces fortes paroles, le lieutenant général de police présenta sa tabatière à Nicolas, qui remercia. Il n’usait du tabac à priser qu’à l’occasion des ouvertures à la Basse-Geôle, comme d’un expédient. Semacgus, chirurgien de marine, riait de cette habitude reprise des officiers des galères qui, du haut de leur « carrosse[54] », s’écœuraient des lourdes puanteurs montant des bancs de rame. D’un coup d’œil, Nicolas avait noté que la tabatière était un bijou enchâssant le portrait du roi jeune dans un cercle de brillants. Une série d’éternuements suivit, qui parurent procurer la plus grande jouissance à l’intéressé. Un long silence s’établit jusqu’à Sèvres. Ces pauses étaient aussi des marques de confiance et Nicolas les prenait comme telles. En franchissant la Seine et sous la colline du château de Bellevue, le souvenir de Mme de Pompadour s’imposa à lui, comme toujours à cet endroit. La même pensée avait traversé Sartine.
— On a dit de bien vilaines choses à la mort de notre belle amie... S’il vous arrive d’en entendre, ne laissez pas dire. Le roi est un bon maître, nous le devons défendre.
— Je suppose, monsieur, que vous faites allusion à ces accusations d’indifférence lors du transfert du corps de la marquise à l’église des Capucins de Paris. Son cortège passa en vue du château...