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— Vous supposez bien. Mais retenez cela : j’ai vu le roi très affligé de cette mort. Il se contraignait avec tout le monde pour dissimuler sa peine. Mais ce soir-là, alors que votre ami La Borde voulait fermer les volets, le roi était déjà avec son autre valet de chambre, Champlost, qui me l’a conté. Il regarda le convoi et demeura là sous la pluie jusqu’à ce que la dernière voiture ait disparu. Il rentra dans la pièce, le visage couvert de larmes — de larmes, pas de pluie  —, et murmura : « Voilà les seuls devoirs que j’ai pu lui rendre !... Une amie de vingt ans ! »

Sur cette confidence, Sartine se détourna et ne rompit plus le silence jusqu’à Versailles. Nicolas songea qu’il ne ferait jamais le tour de cet homme.

À peine leur carrosse était-il entré dans la première cour qu’un garçon bleu se précipita pour remettre un pli cacheté au lieutenant général de police. Il devait sans attendre s’entretenir avec M. de Saint-Florentin, ministre de la Maison du roi. Il s’empressa vers l’aile des Ministres, enjoignant à Nicolas de l’attendre à l’entrée des appartements. Celui-ci faisait les cent pas, musant et observant les détails curieux d’architecture de la façade quand il fut tiré par un pan de son habit. Il eut la surprise de découvrir Rabouine, sa mouche, l’épée au côté, et dont le visage maigre grimaçait pour attirer son attention.

— Mais, que fais-tu là, Rabouine ? Et l’épée au côté, de surcroît !

— Ne m’en parlez pas, il a bien fallu que j’en loue une ; on ne me laissait point entrer sans cette lardoire qui, paraît-il, dans ce pays-ci, donne noble mine ! J’enrageais de parlementer, ayant grande crainte de vous manquer, quand je vous vis passer avec M. de Sartine. M. Bourdeau m’envoie avec un message urgent. J’ai galopé à franc étrier avec une came qui a bien failli me jeter bas vingt fois !

Nicolas ouvrit le pli de son adjoint, qui disait seulement : « Rabouine vous éclairera les faits. » Il interrogea l’intéressé d’un regard.

— Il s’en est passé de belles Aux Deux Castors, là où vous enquêtez pour l’heure, commença Rabouine. Des bruits terribles ont réveillé la maisonnée sur le coup de trois heures du matin. Tout le voisinage en a été alerté et s’est rassemblé autour de la maison des Galaine. On a même sonné le tocsin d’une chapelle voisine. La porte du magasin forcée, ceux qui sont entrés ont trouvé la famille à genoux qui priait, alors que la servante dans sa natureté dansait la gigue et bondissait jusqu’aux solives, le corps tout enveloppé d’étranges lueurs. Effarés, les curieux se sont enfuis. Finalement, le curé est venu, a calmé la famille qui criait au miracle, comme jadis avec les convulsionnaires de Saint-Médard[55]. Le guet a dispersé la multitude. Votre collègue du quartier a fait mettre des gardes françaises en faction devant la boutique. Voilà !

Nicolas réfléchit un instant, puis s’assit sur une borne pour écrire un court billet qu’il scella de sa chevalière aux armes des Ranreuil sommées d’une couronne de marquis.

— Rabouine, tu retrouves Bourdeau et tu lui remettras ceci. Mais après t’être restauré.

Il lui lança une pièce, que l’autre saisit au vol.

— Je reste ici avec M. de Sartine, reprit le commissaire. Je devrais rentrer dans la soirée. Autrement, je serai chez M. de La Borde, premier valet de chambre du roi.

Il achevait à peine de noter ces surprenantes nouvelles sur son carnet noir qu’il fut entraîné par un Sartine empourpré vers le « Louvre » et l’entrée des appartements. Il essaya bien d’ouvrir la bouche, mais les yeux de son chef lui intimèrent le silence. Il renonça donc et le suivit dans les dédales du palais. Après avoir gravi un escalier à demi-vis, ils finirent par déboucher dans un vestibule. Sartine, toujours soucieux de montrer une connaissance des lieux dont il tirait quelque vanité, mais aussi conscient de ses responsabilités de mentor, expliquait et commentait avec volubilité :

— Nous montons dans les cabinets du roi, qui étaient naguère les appartements de Madame Adélaïde[56].

Il baissa le ton.

— Quand la nouvelle amie s’est imposée, le roi a transféré sa fille au rez-de-chaussée et a pris cet appartement pour lui-même.

Ils empruntèrent d’étroits couloirs. Parfois, des lucarnes procuraient des aperçus vertigineux sur de grands salons ou sur de petites cours ombreuses. Ils pénétrèrent dans une salle nue à banquettes, que le lieutenant général de police lui indiqua comme celle des baigneurs, sans autres précisions. Sur la gauche, quelques degrés conduisaient vers une pièce d’où venaient des bruits d’eau agitée et la rumeur d’une conversation. Ils s’arrêtèrent et attendirent en silence. Un garçon bleu surgit, qui les considéra d’un air-moqueur et disparut sans voir un signe discret de Sartine. Quelques instants après, M. de La Borde apparut, le sourire aux lèvres. Un doigt sur la bouche, il leur enjoignit d’un hochement de tête de le suivre. Passé le degré, une vapeur parfumée les environna. Dans une salle rectangulaire à bout ovale, deux baignoires parallèles occupaient l’alcôve. Des étuveurs tout vêtus de blanc piqué s’activaient autour d’une des cuves de métal dans laquelle un homme, la tête couronnée d’un madras noué, se faisait laver. Un des aides s’approcha avec d’immenses serviettes[57]. M. de La Borde prit un air solennel et s’écria :

— Messieurs, le roi sort du bain !

Sartine et Nicolas baissèrent la tête. Louis XV fut prestement enveloppé et quasiment entraîné vers la seconde baignoire.

La Borde à mi-voix expliqua qu’il s’agissait de rincer Sa Majesté dans une eau propre. Le roi qui, jusque-là, n’avait pas prêté attention à ses visiteurs leva la tête et reconnut Sartine.

— Désolé, Sartine, de vous avoir mandé de si bon matin, mais j’étais impatient de vous voir. Avez-vous suivi mes instructions ? Je ne vois pas le petit Ranreuil ?

— Sire, il est là, derrière moi. Aux ordres de Votre Majesté.

Les yeux noirs du roi cherchaient à travers la buée à reconnaître Nicolas.

— Bien, bien. La Borde, conduisez-les où je vous ai dit.

Nicolas éprouvait toujours la même émotion à se trouver en présence du roi. L’étrangeté du lieu, la rapidité de la scène et la tenue inhabituelle du monarque n’autorisaient pas un examen prolongé. On disait le roi vieilli ; il se promit de le mieux regarder. Ils suivirent M. de La Borde, empruntant d’abord un long corridor puis, après un tournant à angle droit, entrèrent dans un cabinet doré, signalé comme l’ancien salon de musique de Madame Adélaïde. Ils longèrent ensuite un escalier et pénétrèrent dans une pièce étroite éclairée par une seule fenêtre. Elle s’ouvrait sur une garde-robe, après une esquisse de couloir. Ce cabinet, de dimension réduite, procurait une impression d’intimité qui frappa Nicolas. Son manque de clarté était compensé par la blancheur des boiseries rehaussées d’or, décorées de trumeaux peints et éclairés par une grande glace Un secrétaire, une bergère, une paire de chaises et autant de tabourets, ainsi qu’une vitrine remplie de chinoiseries, meublaient l’ensemble. Dans des placards discrètement intégrés au décor et sur des étagères s’alignaient des layettes[58]. Ils attendirent en silence. En face d’eux, une porte dérobée s’ouvrit et le roi parut sortir de la muraille. En habit gris clair et coiffé, il sembla à Nicolas bien voûté. Il avait perdu cette altière prestance qui le faisait reconnaître à cent pas et ressemblait à présent aux gravures de son vieil adversaire, Frédéric de Prusse, le dos arrondi. Le visage toujours régulier était menacé par les ombres et les dévastations de la vieillesse, et marqué durement sous les yeux. Il se laissa tomber dans la bergère et, après un temps, s’adressa à La Borde :

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55

Convulsions des jansénistes.

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56

Fille aînée du roi.

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57

Contrairement aux idées reçues, l’hygiène n’a pas été introduite à Versailles par Marie-Antoinette, bien au contraire...

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58

Coffret en cuir contenant les dépêches ou les dossiers.