Nicolas se sentit frappé à l’épaule. Le cheval, effrayé, fit un écart qui faillit le renverser. Il se retourna pour découvrir une masse scintillante de galons surdorés, reconnut le bleu et le rouge d’un uniforme d’officier des gardes de la Ville. Un large visage cramoisi aux petits yeux froids, l’image même de la fureur. Le passager de la voiture en était descendu et venait de cingler furieusement Nicolas d’un coup du plat de son épée.
— Service du roi, monsieur, dit celui-ci, vous venez de frapper un magistrat, commissaire de police au Châtelet.
La foule s’était rapprochée des deux hommes et suivait la scène avec une irritation sensible.
— Service de la Ville, répliqua l’autre, écartez-vous. Je suis le major Langlumé de la compagnie des gardes de Paris. Je me rends place Louis-XV pour y assurer le bon ordre de la fête que M. le prévôt organise. Les gens de Sartine n’ont rien à faire en l’occurrence ; le roi en a ainsi décidé.
Les règlements étaient formels, et il était hors de question que Nicolas, même si l’envie le démangeait, en vînt à croiser le fer avec ce butor. Il vit soudain les plus proches badauds, et, parmi eux, ceux qui avaient les mines les plus patibulaires, ramasser des pierres. Ce qui suivit fut si rapide que rien ni personne n’aurait pu l’empêcher. Une grêle de cailloux, et même un morceau de moellon d’une maison en construction, s’abattirent sur l’équipage. Le major reçut une pierre sur la tempe, qui lui fit une estafilade. Jurant et criant, il remonta en hâte dans sa voiture et se résigna à la faire reculer dans la rue de Bellechasse. Depuis la fenêtre brisée de son carrosse, il tendit un poing vengeur à Nicolas.
— J’admire votre capacité à vous faire des amis, dit Semacgus qui s’était approché. Notre accidenté s’en tirera avec un emplâtre. Il avait juste perdu connaissance : coupure du cuir chevelu, épanchement abondant de sang, toujours spectaculaire ! Je les ai remis, lui et sa femme, entre les mains d’un apothicaire qui fera le nécessaire. A-t-on idée, à cet âge, de courir les rues comme des jeunots par une telle tourmente ! J’ai vu de drôles de mines ici, et ma montre a failli passer dans d’autres mains.
— Je vous l’aurais retrouvée ! dit Nicolas. Avant-hier, au grand souper qu’offrait l’ambassadeur de l’empereur au Petit Luxembourg, j’ai démasqué un chevalier d’industrie qui s’était indûment introduit dans la fête et tentait de dérober la montre du comte de Starhenberg, ancien ambassadeur de Marie-Thérèse à Paris. Il a écrit fort galamment à M. de Sartine pour lui faire compliment de l’excellence de sa police, « la première de l’Europe », comme vous le chantiez tout à l’heure. Moi aussi, j’ai observé d’étranges allures. Elles m’inquiètent pour la suite et imaginez la coïncidence : le responsable de la sécurité de la fête est précisément ce personnage empanaché qui me cherchait querelle.
— Peuh ! ces gens-là ne sont pas du métier. C’est une garde bourgeoise dont les offices s’achètent.
— Et en grande rivalité avec nos gens du guet. Il faudra un jour en finir et mettre de la cohérence dans ces forces diverses, impuissantes parce que divisées, et plus attachées à se nuire qu’à ménager le bien public. Mais je m’égare ! Pouvez-vous imaginer que ce responsable n’est pas encore sur place pour ordonner et surveiller ce grand concours de peuple ?
Nicolas se replongea dans sa méditation. Leur voiture finit par s’engager sur le pont Royal, où le mélange bigarré des piétons et l’enchevêtrement des véhicules offraient l’image d’une armée en déroute. Emprunter le quai des Tuileries fut aussi malaisé que le reste du parcours. Deux flux tumultueux se rejoignaient et tentaient de se mêler en se repoussant : celui qui débouchait de la rive gauche et un autre, tout aussi abondant et désordonné, provenant du quai des Galeries du Louvre.
— Le passage paraît bloqué à la hauteur du pont Saint-Nicolas.
Semacgus n’attendait que cela pour rebondir.
— Et pourtant, il n’y a pas de vaisseau de ligne pour réjouir le Parisien. J’étais enfant quand mon père — c’était encore sous le régent d’Orléans — me mena pour admirer un navire hollandais de huit canons qui mouillait à cet endroit.
Nicolas s’impatientait et tapotait des doigts sur la vitre. L’obscurité était presque complète et les cochers s’arrêtaient pour allumer les lanternes, ce qui aggravait encore le désordre et la lenteur du convoi. A hauteur de la terrasse des Feuillants, il fît signe à son ami d’avoir à abandonner leur voiture. Il ordonna au cocher de regagner le Châtelet ; ils trouveraient par eux-mêmes le moyen de rentrer après la fête, et d’ailleurs ils devaient souper rue du Faubourg-Saint-Honoré au Dauphin couronné, chez la Paulet, une vieille connaissance. Traverser cette foule de plus en plus dense tenait du prodige. À plusieurs reprises, le chirurgien de marine attira l’attention du commissaire sur des visages menaçants qui, par petits groupes, se mêlaient au peuple. Nicolas haussait les épaules avec une mimique d’impuissance. Ils se trouvaient désormais entraînés dans un remous ; bousculés, pressés et à demi portés, ils parvinrent non sans mal jusqu’à la place Louis-XV. À nouveau, deux flots grossis de peuple et de voitures se rencontraient, l’un venant du quai des Tuileries et l’autre de la promenade du Cours-la-Reine. En se dressant sur la pointe des pieds, Nicolas remarqua que les voitures stationnaient de plus en plus nombreuses sur le quai sans qu’aucun représentant de l’autorité vînt réglementer ce désordre.
Atteindre l’hôtel des Ambassadeurs Extraordinaires exigea un combat de tous les instants, tant les mouvements divers les poussaient dans des directions opposées. L’inquiétude de Nicolas s’accrut de constater l’absence totale de gardes. Heureusement, pensait-il, aucun membre de la famille royale ne devait assister au spectacle. Ils longèrent non sans mal le Temple de l’Hymen orné d’une magnifique colonnade adossée à la statue de Louis XV. L’ensemble était entouré d’une espèce de parapet dont les quatre angles étaient flanqués de dauphins destinés à vomir des tourbillons de feu. Des symboles de fleuves occupaient les quatre façades et devaient aussi répandre des nappes et des cascades du même genre. Ce palais était surmonté d’une pyramide terminée par un globe. Semacgus critiqua les proportions de l’ensemble, qui lui semblaient manquées. Nicolas releva que la plupart des pièces de départ du feu d’artifice étaient rangées autour de cette architecture ; un bastion de réserve d’où partirait le bouquet avait été disposé derrière la statue, côté fleuve.