La bonne humeur de M. de Sartine éclatait à présent au grand jour. Nicolas supposa que le souper de la veille, dans l’intimité royale, y était pour beaucoup. Sans plus se préoccuper de lui, le lieutenant général s’empressait d’ouvrir une boîte oblongue dont il retira avec soin, tout enveloppée de papier de soie, une magnifique perruque aux tons fauves, disposée sur une tête de velours lilas. Tout à sa passion, il la désigna à Nicolas.
— Une splendeur ! C’est une spécialité de Friedrich Strubb, un maître d’Heidelberg. Quel éclat ! Quelle légèreté ! Toute volupté ! Bonne chasse, Nicolas.
Le commissaire se retira, satisfait d’avoir obtenu gain de cause sur tous les plans. Il sortit de l’hôtel de police en sifflant l’air d’un opéra du vieux Rameau. Il fit quelques pas, suivi par sa voiture. La journée promettait d’être radieuse et ce quartier riche de Paris, où la verdure abondait, respirait un air de jeunesse et d’insouciance, rehaussé par les couleurs des marchandes de fleurs. Le parfum qu’exhalait leur commerce combattait les senteurs toujours fortes de la ville, dont on percevait dans le lointain la rumeur matinale des quartiers plus animés. Il était trop tôt pour rejoindre la Basse-Geôle. Le plus sage était de prendre au plus court afin de rejoindre les abords de la rue Royale, où se situait le vaste quadrilatère du couvent des religieuses de la Conception. Il musarda encore un temps entre les hôtels neufs du quartier, puis remonta dans sa voiture.
Un grand mur de clôture annonça le couvent recherché. Nicolas en fit le tour ; dans l’enceinte s’inséraient d’anciennes maisons avec des impasses. Au bout d’un étroit chemin de terre bordé de lilas en fleur apparut enfin une vieille grange à demi effondrée, appuyée sur un bâtiment encore plus antique. Une barrière en bois donnait sur un potager qui s’achevait aux lisières d’un bouquet d’arbres. Ce lieu champêtre, préservé par miracle en pleine ville, était empli du chant des oiseaux. La porte en bois de la grange s’ouvrit en grinçant. Il y avait là des instruments de jardinage, une vieille charrette et les restes d’un tas de foin de la dernière saison. La chaleur du milieu du jour, le silence de l’endroit n’évoquaient aucune image de sang ou de mort. Nicolas s’assit sur un billot de bois et, ayant ramassé une brindille, se mit à dessiner sur le sol des formes géométriques. Son esprit vagabondait. Soudain, les extrémités de la petite branche s’accrochèrent dans le sol jonché de foin à un morceau de tissu maculé qu’il souleva délicatement. Il s’agissait d’évidence d’un mouchoir de fine percale. Nicolas entreprit de le secouer afin de faire choir la terre et les débris végétaux qui le couvraient. Sous ses doigts, il sentit les fines nervures d’une broderie. Le tissu portait deux initiales entrecroisées qui formaient un C et un G. Se pouvait-il que ce mouchoir eût appartenu à la famille Galaine dont plusieurs membres possédaient les mêmes initiales : Claude, mort en Nouvelle-France (auquel cas l’objet pouvait appartenir à sa fille Élodie), Charles Galaine, le maître marchand pelletier et les deux tantes de la victime, Camille et Charlotte ?...
Cet indice, retrouvé à l’endroit où des témoignages approximatifs mais dignes de foi avaient placé l’incident d’une Élodie furieuse, entraînée par un personnage qui pouvait être Naganda, devenait par là même une pièce à conviction d’importance. Nicolas la recueillit précieusement avant de se mettre à genoux pour passer le sol au peigne fin et examiner chaque arpent de la grange, mais ne découvrit rien d’autre. Il consulta sa montre. Il était plus que temps de rejoindre le Châtelet pour l’ouverture du nouveau-né, dont il attendait beaucoup. Il retrouva son cocher, endormi sous le chaud soleil de juin. Le cheval s’était écarté de la voie vers le fossé en entraînant la voiture, et décapitait avec appétit un massif de pissenlits en bourgeons.
À la Basse-Geôle, Nicolas surprit Bourdeau et Semacgus devisant à mi-voix. Il ne fut guère surpris de les entendre disserter d’un petit vin des coteaux de Suresnes dont une guinguette des barrières faisait sa spécialité du côté de Vaugirard. Sur la table des ouvertures, gisaient, sous un petit morceau de toile, les pauvres restes retrouvés dans la cave de la rue Saint-Honoré. Bourdeau annonça que Sanson ne saurait tarder : informé du service qu’on attendait de lui, il avait promis de couper court — le mot fit s’esclaffer Semacgus — aux formalités qui suivaient nécessairement une exécution, et de les rejoindre sans traîner.
À peine l’inspecteur achevait-il sa phrase que le bourreau apparut. Nicolas éprouva l’impression, ou l’illusion, de se trouver devant un autre homme. Subissait-il encore l’influence de ce qu’il avait découvert sur son ami ? Peut-être cela tenait-il à la tenue traditionnelle de son état : Sanson était revêtu de la veste rouge brodée d’une échelle et d’une potence noires, de la culotte bleue, et portait un bicorne incarnat et l’épée au côté. Son visage, d’ordinaire pâle, semblait livide et durci, apparence que renforçaient encore des yeux perdus dans le vague. Prenant conscience de leur présence, il s’ébroua comme s’il sortait d’un cauchemar et les salua tous sur son habituel ton cérémonieux.
Nicolas, comme à l’accoutumée, esquissa le geste de lui tendre la main, mais un regard à la fois impérieux et pitoyable, dans lequel il lut une forme de supplication, l’incita à s’abstenir. Les assistants virent avec un serrement de cœur Sanson se laver longuement les mains à une fontaine de cuivre. Rasséréné, il se tourna vers eux avec un pauvre sourire.
— Pardonnez ma réserve, mais c’est une journée particulière...
Nicolas prit la parole.
— Nous sommes d’autant plus reconnaissants à votre amitié d’accepter de consacrer vos talents à une œuvre de justice.
Sanson agita la main comme on chasse une mouche importune. Nicolas regretta aussitôt le mot employé.
— Oh ! mes talents... Si Dieu avait pu me faire la grâce de ne me consacrer qu’à ceux-ci... Mais voyons plutôt le cas qui vous intéresse.
— Un enfant nouveau-né ou un fœtus mort-né, retrouvé dans une cave, enveloppé de linges et enterré. Sans doute depuis plusieurs jours. Disons, entre huit et quatre.
— Je vois. L’objet de cette ouverture est, je suppose, de déterminer s’il y a eu infanticide.
— C’est notre but, en effet.
— L’essentiel, dit le bourreau, est d’abord de s’assurer que le fœtus a vécu après l’accouchement. Est-il nécessaire de vous faire sentir toute l’importance de cette question ?
— Certes, mon cher confrère, intervint Semacgus. Ne voit-on pas qu’il est impossible de soupçonner que le crime a été commis après la naissance s’il est prouvé que l’enfant n’a point vécu ? Ici, vivre et respirer se confondent. Il faudra donc établir que le fœtus a respiré.
— Autrement, dit Bourdeau, sur un ton sentencieux, nous pouvons toujours réserver l’hypothèse de manœuvres abortives accomplies juste avant terme.
— Messieurs, reprit Sanson de sa voix douce, la solution de ces deux pertinentes questions repose tout entière sur l’examen du thorax et des poumons et, accessoirement, du cœur, des canaux artériels et veineux, de l’état du cordon ombilical et du diaphragme.