Il n’était pas aisé, expliquait-elle, de garder une petite fille aussi avancée pour son âge, qui ne répondait pas aux questions posées, mais en décochait elle-même de bien fâcheuses. Son attitude lui rappelait ses tantes au même âge. Certes, Camille et Charlotte n’étaient pas aussi malignes et l’une d’entre elles avait mis des années à savoir faire un nœud, encore n’y parvenait-elle qu’en le nouant à l’envers, travers qu’elle avait conservé depuis lors. Nicolas la laissait parler sans marquer d’impatience. Il l’interrompit seulement quand elle affirma avoir dû, au petit matin, et devant l’impossibilité dans laquelle se trouvait l’enfant de s’endormir après cette nuit terrible dont elle conservait une sorte d’horreur, lui servir un peu de lait sucré avec une bonne cuillerée d’eau de fleur d’oranger. C’était un remède souverain pour calmer les angoisses et faire dormir, dont usaient d’ailleurs ses tantes qui se fournissaient chez un apothicaire du voisinage. Il lui demanda à voir le flacon. Il était en tout point identique à celui retrouvé chez le fripier. Toutefois, comme il n’y avait pas d’étiquette, rien ne permettait de le différencier d’un flacon issu d’une autre provenance. Il demanda laquelle des deux sœurs était accoutumée à cette médication. Marie Chaffoureau lui assura qu’il s’agissait de Camille, la cadette. Il nota le fait dans son petit carnet, ayant observé que la mémoire pouvait faillir sur des détails d’apparence aussi minime. Nicolas remercia la cuisinière et lui demanda d’être présente au Grand Châtelet, le lendemain. Il la sentit bouleversée. Elle s’inquiétait de laisser Geneviève seule au logis. Ce n’était guère un problème, et il estima, tout bien réfléchi, que la présence de l’enfant pouvait également être utile. Il promit d’envoyer une voiture et remercia encore la cuisinière pour son omelette du samedi.
Les indications recueillies lui permirent de trouver sans difficulté la boutique de l’apothicaire qui bénéficiait de la pratique de la famille Galaine. Elle se trouvait à quelques pas de là, à l’angle de la rue de La Sourdière et de la rue Saint-Honoré. La porte poussée déclencha un timbre lointain. La boutique lui apparut immense. Au centre trônait un comptoir monumental de bois sculpté. Des étagères grimpaient à l’assaut des murs jusqu’au plafond, supportant des rangées de récipients divers parmi lesquels dominaient les pots de faïence richement décorés et pourvus d’inscriptions en latin. Il admira également des vases en ivoire, marbre, jaspe, albâtre et verre coloré. Après de longues minutes, un petit homme dans la cinquantaine surgit, vêtu de serge de soie noire et portant une perruque grise poudrée. Sous de gros sourcils passés au noir, de petits yeux bleus le fixaient, sans expression.
— Monsieur désire ? Pardonnez cette attente, je surveillais un commis qui dorait les pilules[89]. C’est là une opération délicate qui requiert toute mon attention.
— Il n’y a pas offense. Nicolas Le Floch. Je suis commissaire de police au Châtelet et souhaiterais obtenir de votre obligeance quelques lumières utiles à une enquête que je poursuis.
L’œil de son interlocuteur s’alluma.
— Clerambourg, maître apothicaire pour vous servir. Il m’est revenu qu’il y aurait des désordres chez un de mes voisins, maître marchand pelletier...
Il exprima cette hypothèse sur le ton d’une constatation regrettable.
— Mais vous n’êtes pas en robe ? observa l’apothicaire.
— Que non, vous n’êtes pas suspect. Il s’agit d’une conversation amicale. Je voudrais vérifier un détail.
— Lequel, monsieur ?
Nicolas sortit le flacon de sa poche et le tendit à l’apothicaire qui le saisit avec deux doigts, comme s’il s’était agi d’une bête venimeuse.
— Et alors, monsieur le commissaire ?
— Et alors, ce flacon provient-il de votre officine ?
— Je suppose qu’on vous l’a affirmé.
Nicolas ne répondit pas. L’apothicaire retourna l’objet.
— Je crois que oui.
— Pouvez-vous être plus précis ?
— Rien de plus aisé ! Il s’agit d’un exemplaire d’une série de flacons qui sont spécialement soufflés pour moi. Ils possèdent un petit bourrelet de verre qui ne trompe pas et que vous ne rencontrerez nulle part ailleurs chez mes confrères.
— Et le pourquoi de ce bourrelet de verre ?
— Justement, monsieur le commissaire... J’utilise ce modèle pour les produits délicats, dont l’usage interne pourrait se révéler dangereux.
— Mais pour de tels produits la médication n’est-elle pas d’habitude le fruit de la consultation précise du praticien et de l’apothicaire, de laquelle résultent l’ordonnance et ensuite une préparation portée par l’un de vos aides au patient ?
— Il est vrai que, d’habitude, nous procédons ainsi. Cependant, le patient réclame souvent de lui-même des produits dangereux... et la pratique est la pratique. Et de plus, nous ne sommes pas les seuls à lui en fournir. MM. les épiciers...
Le ton devenait aigre et acrimonieux.
— ... prétendent faire négoce de nos préparations. Ils vendent des produits tout aussi dangereux et même homicides. Nous sommes en procès avec eux depuis des années devant les cours royales.
Nicolas l’interrompit.
— Je vous entends. Quant à notre flacon, que contenait-il et qui vous l’a acheté, si votre souvenir vous permet de vous y retrouver ?
— Le dernier achat de la famille Galaine, car je suppose que c’est d’elle qu’il s’agit, concernait un produit qui, utilisé avec modération et raison, ne génère pas de danger particulier.
— De quelle substance s’agit-il ?
L’apothicaire eut un bref instant d’hésitation.
— Une substance nouvelle, le laudanum. Extrait travaillé du suc de pavot blanc. Il calme la douleur, l’endort et apaise le malade.
— Peut-il le plonger dans une prostration prolongée ?
— Certes oui, d’autant plus que la dose prescrite sera dépassée.
— Pour en revenir à notre propos, qui vous l’a acheté ?
L’apothicaire tira de dessous son comptoir un grand registre relié en veau qu’il consulta en mouillant son doigt à chaque page tournée.
— Hum ! Voilà ! Le 27 mai dernier. Pour le délicat, tout est noté, voyez-vous. Le 27 mai, M. Jean Galaine, un flacon de laudanum. Je me rappelle très bien que le jeune homme m’a affirmé vouloir calmer une rage de dents. Ce sont des voisins et Charles Galaine est un négociant honorable, fort considéré dans le petit monde des grands corps, encore que des rumeurs courent sur des embarras d’argent, passagers sans doute. J’espère que vous êtes satisfait, monsieur le commissaire. Nul, plus que moi, n’est soucieux du bon ordre de notre ville.
— Je vous en remercie. Vos indications me seront précieuses.
Dans sa voiture qui suivait les quais en direction du Pont-Neuf, Nicolas mesurait l’apparition d’un nouvel élément venant charger l’un de ses suspects. Ce Jean Galaine, ce fils de famille à l’attitude fuyante, dont les rapports avec sa cousine restaient environnés d’ombre et qui ne pouvait justifier de son emploi du temps dans la nuit du crime, était donc celui qui avait acheté le produit destiné à droguer Naganda. L’idée le traversa que tous ces Galaine étaient de mèche les uns avec les autres dans l’accomplissement de leur œuvre de mort et pour recouvrir leur forfait du voile patiemment tissé des contrevérités et des fausses pistes. Qu’allait bien pouvoir lui apprendre Restif de La Bretonne, dont il demeurait persuadé que la présence devant les Deux Castors n’était pas fortuite ?