Après son ébrouement, il remonta s’habiller. Il se considéra un moment dans un miroir. Le jeune homme de ses débuts avait forci. Son visage s’était durci sans s’empâter. Les cicatrices qui le marquaient depuis l’adolescence et d’autres plus récentes soulignaient le sérieux d’une physionomie amène où des rides commençaient à surgir. La trentaine n’avait pas modifié l’apparence de jeunesse ; il offrait désormais l’image d’un homme à peine effleuré par les épreuves traversées. Un fil blanc dans sa chevelure le frappa cependant comme une incongruité. Il choisit avec soin un habit de satin prune et une cravate de dentelle de Bruges dont il laissa couler avec plaisir le flot dans ses mains pour en apprécier la légèreté. Il noua ses cheveux avec un ruban assorti à la couleur de son habit et orna ses souliers de boucles d’argent étincelantes. Après tout, il n’était pas invité et il n’était pas question de paraître dans une tenue qui ne plaiderait pas en sa faveur. La présence de La Borde justifiait ce redoublement de soins ; il ne souhaitait pas faire honte à un ami, arbitre des élégances à Paris et à Versailles.
À dix heures, Nicolas retrouva son cocher qui avait pris du repos et changé la monture de l’attelage. La Chaussée-d’Antin ne se trouvait pas éloignée de la Comédie Italienne où une enquête, déjà ancienne, l’avait conduit. Le quartier vers les Porcherons, au sud de la butte Montmartre, demeurait encore campagnard. La Chaussée-d’Antin prenait tout juste son essor sur des sites libérés par la vente de biens appartenant à des ordres religieux. Ce n’était encore qu’un vaste espace autour de maisons éparses au milieu des jardins et des marais. Mais elle attirait désormais l’opulence qui tendait à y fixer ses brillants domiciles.
Il erra assez longtemps avant d’être attiré par une cohue de voitures et de laquais portant des flambeaux. Le long de la chaussée, au milieu d’un verger, un long bâtiment de bois avait été édifié avec des décorations en trompe l’œil. Sous le porche à l’antique, des Noirs enrubannés éclairaient l’entrée des invités. Une foule silencieuse, tenue à distance par des valets, considérait ce déploiement de splendeurs. Nicolas descendit de sa voiture et s’approcha. Un majordome recueillait les invitations reliées par des rubans mordorés. Il considéra Nicolas avec circonspection. Celui-ci ne voulut pas exciper de sa fonction et lui demanda si M. de La Borde était présent. Cette requête, renforcée par l’élégance de sa tenue, parut constituer un sésame suffisant et l’homme le laissa entrer. Le pavillon comportait plusieurs salons richement meublés et décorés de fleurs. En deux arcs de cercle, ils conduisaient vers une vaste salle de réception ouverte sur le jardin, ce que permettait la clémence de cette nuit de juin. De somptueux buffets offraient des mets variés et des pyramides de fruits. Une armée de valets, accroupis devant des rafraîchissoirs, ouvraient des bouteilles de Champagne ou de vin à la Romanée et tendaient flûtes et verres aux convives qui se pressaient autour d’eux. Au milieu de cette foule qui criait et riait, Nicolas finit par repérer un cercle déférent qui entourait une déité en robe de soie diaphane constellée d’or. Il reconnut la Guimard. Au premier rang de ses courtisans, M. de La Borde recevait en maître de maison. Il poussa un cri de joie en apercevant Nicolas.
— Cher Nicolas, je rêve ! Madeleine ne m’avait point annoncé votre venue. Quelle heureuse surprise !
— Hélas, mon cher, je ne suis pas invité et me suis introduit ici sur ma bonne mine et votre nom. Je recherche un homme que je désire interroger. Vous le connaissez sans doute. Un homme étrange, auteur, imprimeur, marcheur impénitent et bien d’autres choses encore.
Je ne connais que lui ! C’est Restif. Il est convié ce soir pour donner du piment à la fête, étant fort disert et original dans sa conversation, qui l’emporte de beaucoup sur son apparence.
— La danseuse s’approcha avec une moue mi-souriante, mi-irritée.
— Mon ami, vous me négligez.
Elle salua Nicolas.
— Le bonsoir, monsieur. C’est à vous que je dois cet abandon ?
— Ma mie, je vous présente Nicolas Le Floch, le bras droit de M. de Sartine. Le roi en raffole.
— Que ne le disiez-vous ! Je connais monsieur de réputation. Le maréchal de Soubise, naguère...
La Borde fit la grimace.
— ... qui connaissait son père, le marquis de Ranreuil, en disait le plus grand bien. Feu la marquise de Pompadour lui était redevable, disait-on, de signalés services.
Nicolas s’inclina.
— Madame, vous êtes trop indulgente...
— Je l’ai invité, dit La Borde. C’est un homme à ne pas négliger.
— Que ne l’ai-je fait moi-même ! Vous êtes le très bienvenu, monsieur.
— Je vous remercie, mademoiselle. J’ose avouer vous admirer depuis longtemps. Votre charme en scène, comme à la ville, et le goût parfait de votre jeu sont inimitables.
Elle lui sourit en lui tendant les deux mains qu’il baisa. M. de La Borde le remercia d’un regard, le pria de l’excuser et la suivit.
Le temps ne parut pas long à Nicolas qui circulait au milieu des groupes, recueillant des propos et croisant d’illustres invités. Une jeune fille s’accrocha à son bras. C’était une camarade cadette de la Guimard. Elle lui confia sans excès de vergogne qu’elle espérait un protecteur, riche, c’était entendu, mais aussi jeune et de bonne mine. Il dut la décevoir. Il restait à proximité du salon qui donnait sur l’entrée. Vers la demie de onze heures, il aperçut un curieux personnage correspondant à l’image qu’on lui avait dressée de M. Nicolas. Un homme entra, un peu bossu, dont le maintien était si gauche et si concentré qu’il en paraissait hagard. À la fois gras et maigre, marchant mal, l’œil vif avec des sourcils épais qui lui donnaient l’air rébarbatif, le visage long, un nez un peu crochu et une barbe fournie et déjà grise constituaient un ensemble disparate, égayé par une bouche vermeille. Quant à l’habillement, il n’était ni propre ni sale, entre gris et noir. Un contremaître de manufacture du faubourg Saint-Antoine, c’est ainsi que l’homme apparut à Nicolas. Il se planta devant lui ; le personnage, effrayé, recula.
— Monsieur, point de scandale, dit le petit nomme. Je paierai, on peut toujours trouver des accommodements.
— Il n’est pas question de cela. Êtes-vous M. Nicolas Restif de La Bretonne ? Je suis commissaire de police au Châtelet et vous demande, monsieur, de m’accorder un entretien que j’estime nécessaire.
Restif soupira et parut tout à fait rassuré par l’énonciation de la qualité de Nicolas, qu’il entraîna vers deux bergères dorées damassées de gris.
— Vous savez bien que je n’ai rien à refuser à la police.
— Nous le savons. C’est pourquoi nous attendons beaucoup de vous. Vous vous êtes évanoui bien curieusement, ce matin, quand l’inspecteur Bourdeau vous a entrevu devant la boutique d’un marchand pelletier, rue Saint-Honoré. Bien étrange attitude, dont nous attendons quelques explications.